Rencontre avec Zygmunt Bauman : Vivre dans la modernité liquide

Selon Zygmunt Bauman, la fragilisation des liens sociaux, l’ouverture des choix de vie et l’éclectisme des goûts ne sont pas seulement des libertés accordées, mais des injonctions faites à l’individu moderne. La société serait-elle devenue soluble dans l’eau ?

Zygmunt Bauman est l’un des sociologues actuels les plus influents. Sa voix nous vient de loin. Né en 1925, ce Juif polonais d’origine modeste a échappé aux camps de concentration en fuyant en URSS, lors de l’offensive allemande de 1939. Il gagne pendant la guerre le grade d’officier de l’Armée rouge, statut qui lui permet d’entamer des études de sociologie à son retour en Pologne, au lendemain de la guerre. Devenu professeur à l’université de Varsovie, il y acquiert une réputation internationale. Celle-ci ne le met pas à l’abri : une purge antisémite le contraint à abandonner sa chaire et à quitter la Pologne, en 1968. Au Royaume-Uni, où il a élu domicile en 1972, les écrits de Z. Bauman ont aujourd’hui autant de résonance que ceux d’un Anthony Giddens, avec lequel il entretient autant d’affinités que de différences. Il partage avec lui l’idée que nous sommes entrés dans une nouvelle phase de la modernité. Celle-ci avait fait les choses à moitié. Non seulement elle n’était pas venue à bout des institutions qui gouvernaient les devenirs individuels, mais elle en a créé de nouvelles : l’entreprise, la bureaucratie, les classes sociales.

La « seconde modernité » ou, selon l’expression de Z. Bauman, la « modernité liquide », a mis à bas ce qui en restait. Les individus sont désormais libres de se définir en toutes circonstances. Rejoignant sur ce point l’analyse d’A. Giddens, Z. Bauman est moins enthousiaste que ce dernier quant aux effets positifs de cette évolution. Dans Modernité et Holocauste (1986), Z. Bauman se montrait très critique sur la « première modernité », en considérant les camps de concentration comme un accomplissement de la société moderne, de sa bureaucratie et de ses technologies. Aujourd’hui, sa critique s’adresse à la « seconde modernité », celle que nous vivons tous les jours. Livre après livre, Z. Bauman recense les dégâts de nos sociétés individualisées. À ses yeux, celles-ci vont de pair avec une extrême précarisation des liens, qu’ils soient intimes ou sociaux. L’approfondissement de la modernité est aussi son dévoiement, l’exaltation de l’autonomie et de la responsabilité individuelle mettant chacun en demeure de résoudre des problèmes qui n’ont de solutions que collectives.

 

Pourquoi la « liquidité » vous semble-t-elle une bonne métaphore de la société actuelle ?

Contrairement aux corps solides, les liquides ne peuvent pas conserver leur forme lorsqu’ils sont pressés ou poussés par une force extérieure, aussi mineure soit-elle. Les liens entre leurs particules sont trop faibles pour résister… Et ceci est précisément le trait le plus frappant du type de cohabitation humaine caractéristique de la « modernité liquide ». D’où la métaphore que je propose.

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Les liens humains sont véritablement fragiles et, dans une situation de changement constant, on ne peut pas s’attendre à ce qu’ils demeurent indemnes. Se projeter à long terme est un exercice difficile et peut de surcroît s’avérer périlleux, dès lors que l’on craint que les engagements à long terme ne restreignent sa future liberté de choix. D’où la tendance à se préserver des portes de sortie, à veiller à ce que toutes les attaches que l’on noue soient aisées à dénouer, à ce que tous les engagements soient temporaires, valables seulement « jusqu’à nouvel ordre ».

La tendance à substituer la notion de « réseau » à celle de « structure » dans les descriptions des interactions humaines contemporaines traduit parfaitement ce nouvel air du temps. Contrairement aux « structures » de naguère, dont la raison d’être était d’attacher par des nœuds difficiles à dénouer, les réseaux servent autant à déconnecter qu’à connecter…