Résister au changement : une attitude rationnelle

Face à un échec dans un changement d'organisation, les directions invoquent spontanément la « résistance au changement » des salariés. L'analyse sociologique d'un cas particulier montre que les gens ont, de fait, de bonnes raisons de ne pas vouloir changer.

Le sociologue qui effectue ses recherches en entreprise est régulièrement témoin d'une réalité contradictoire. D'un côté, l'entreprise affiche des changements d'organisation ambitieux, elle parle des résultats qu'elle a obtenus mais, d'un autre côté, les cadres, à tous les niveaux, évoquent les nombreux obstacles qu'ils rencontrent sur la route du changement. Ils sont confrontés à la résistance des salariés « de base », ouvriers ou employés, dont ils ne comprennent pas la réaction. Faute de la comprendre, ils en viennent rapidement à invoquer une résistance de principe au changement. Cette résistance au changement est souvent considérée comme un invariant anthropologique qui collerait à la nature humaine en général.

Or, lorsque l'on interroge les salariés supposés résister, on entend dans leur bouche, au contraire, une forte demande de changement. La plupart d'entre eux veulent que « ça change ». Bien sûr, leurs idées ne sont pas les mêmes que celles de leurs hiérarchies (bien qu'il existe parfois de fortes convergences), mais le dialogue et la négociation entre les différentes demandes de changement ont souvent été bloqués, dès le départ, par cet a priori massif d'une résistance anthropologique au changement.

Cette remarque n'a, en elle-même, rien de particulièrement neuf. La sociologie américaine dite des relations humaines avait déjà fait des constats semblables dès les années 40. Dans le style très instrumental, parfois à la limite de la manipulation, qui caractérise cette sociologie, les chercheurs avaient montré qu'on pouvait surmonter facilement cette résistance pour peu qu'on négocie d'une manière adéquate le changement 1. The Tavistock Institute of Human Relations à Londres a également, après-guerre, longuement travaillé sur ces questions.

En France, Michel Crozier avait montré que la rigidité du système bureaucratique reposait sur des jeux de pouvoir qu'il fallait analyser 2. Henri Mendras et Michel Forsé ont bien résumé l'idée, quasiment de bon sens, qui sort de tous ces travaux : « Dans les entreprises (...), ceux qui veulent introduire une innovation voient le problème en termes de résistance "naturelle" d'exécutants qui seraient dérangés dans leurs habitudes, leurs coutumes, etc. Or, les acteurs ne sont pas attachés de façon passive à leur routine : tout le monde est prêt à changer rapidement s'il y trouve son compte, mais en revanche, on résistera en fonction des risques encourus avec le changement.3»

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Une démarche compréhensive

Nous avons eu la chance d'être sollicité par une entreprise qui, confrontée à cette fameuse résistance au changement, cherchait à comprendre ce qui se passait. Pour répondre à la question, il nous a paru intéressant de remobiliser, à cette occasion, les outils de la sociologie compréhensive, dont Max Weber avait posé les premières règles, et qui repose sur l'idée suivante : pour rendre intelligible le jeu social, il faut tenter de comprendre les raisons et les motivations des acteurs sociaux, en partant des plus macro-sociales et des plus objectivables (comme l'intérêt économique) pour aller vers les plus subjectives (le sentiment de justice ou une motivation compréhensible compte tenu de l'histoire du sujet) 4. Nous avons donc cherché à saisir pourquoi les salariés n'adhéraient pas au projet de changement : il est vite apparu que s'ils résistaient, c'est qu'ils avaient de bonnes raisons de le faire.