1 - Un couple uni
La science et la philosophie sont nées dans le même berceau. Thalès, le fondateur de l’école de Milet 1, fut tout à la fois philosophe, astronome et mathématicien (découvreur du fameux théorème qui porte son nom) 2. On peut en dire de même pour Pythagore (lui aussi a son théorème), Démocrite ou Aristote. Tous appartiennent à l’histoire des sciences autant qu’à celle de la philosophie pour une raison simple : dans l’Antiquité grecque, philosophie et science sont presque indissociables.
Dans la plupart des écoles philosophiques grecques (à l’Académie de Platon, au Lycée d’Aristote, mais aussi chez les stoïciens, épicuriens, pythagoriciens, éléates), on enseignait tout à la fois les mathématiques et l’astronomie autant que la rhétorique ou l’éthique (sans parler de la gymnastique et la musique). Le philosophe est alors une sorte de décathlonien de la pensée. Cela ne veut pas dire qu’il ne fait pas distinction entre les sphères du savoir. Aristote par exemple s’attache à différencier les savoirs sur la nature (qui incluent la connaissance des astres, des éléments, des animaux) et les sciences de l’action (éthique, politique) 3. Ces savoirs spécialisés sont considérés selon lui comme « seconds » par rapport à la « philosophie première », que l’un de ses élèves rebaptisera « métaphysique ». De plus, tout savoir appelle une théorie de la connaissance. Philosopher pour lui, c’est étudier la nature, l’humain et les questions premières, mais c’est aussi réfléchir au moyen de connaître – l’épistémologie.
Cette conception très vaste de la philosophie associant étroitement physique, métaphysique, théologie, ontologie, logique, éthique, anthropologie va se maintenir jusqu’à l’époque moderne. René Descartes, Blaise Pascal ou Gottfried Leibniz sont des penseurs universels : leur œuvre contient à la fois des mathématiques, de la théologie et de l’éthique. Ce que l’on commence à nommer la science est encore synonyme de philosophie de la nature. Isaac Newton lui-même titre sa grande œuvre : Principes mathématiques de philosophie naturelle (1687). Il ne peut d’ailleurs en être autrement car les compartiments de savoirs sont étroitement imbriqués et difficilement dissociables. La physique classique par exemple avance de concert avec les mathématiques lorsqu’il s’agit d’étudier le mouvement des planètes ou la chute des corps (« La nature est écrite en langage mathématique », écrit Galilée). L’« analyse », préconisée par Descartes dans son Discours de la méthode ne peut se comprendre que dans le cadre de la « géométrie analytique » que Descartes est en train d’inventer 4. De même, la notion métaphysique de « monade » chez Leibniz est liée à la physique des forces, et à sa traduction mathématique (les vecteurs et le calcul infinitésimal) que le philosophe allemand invente avec Newton. À l’époque, on ne saurait faire de la physique sans se poser la question des fondements premiers de la matière, (qu’est-ce qu’une force ?, par exemple), ou de la représentation générale du cosmos. Quand Newton démontre que les planètes obéissent à la même loi que les corps terrestres, celle de la gravitation, il remet en cause l’un des dogmes de la pensée aristotélicienne : la séparation entre un monde sublunaire et un monde supralunaire, chacun régi par ses propres lois (ce qui expliquait notamment pourquoi les planètes ne tombaient pas sur la Terre). Il n’y a pas de physique sans métaphysique.
2 - La séparation
Leibniz fut peut-être le dernier de ces savants universels. Son œuvre touche à la fois aux mathématiques, à la linguistique, à la morale, à la politique et à la métaphysique.
À partir du XVIIIe siècle, la plupart des philosophes restent de fervents admirateurs des sciences. Mais ils sont désormais incapables de participer à son développement. Car les mathématiques, la physique, la botanique, les sciences expérimentales commencent à s’autonomiser, se diversifier et se techniciser. Quelle place alors reste au philosophe ?
Une première voie réside dans l’encyclopédisme. Denis Diderot et Jean Le Rond d’Alembert se lancent dans cette grande entreprise. Est-ce encore une œuvre philosophique que de présenter et vulgariser tous les savoirs ? La question reste ouverte… Diderot rédige parallèlement Pensées sur l’interprétation de la nature (1753), où il est question de méthode expérimentale (inspirée de Francis Bacon), de théorie de la connaissance (inspiré de Condillac), de forces et de causes (inspirées de Newton). Mais le statut de ces pensées est ambigu : théorie de la nature ? Méthode ? Psychologie de la connaissance ? Tout y est mêlé dans un plaidoyer pour le progrès des sciences. De son côté, Georg Hegel ambitionne, avec son Encyclopédie des sciences philosophiques (1817), de bâtir à la fois une théorie du devenir et une méthode appliquée à la nature et à l’esprit humain. Mais cette dialectique est vouée à l’échec : aucun appareil conceptuel ne semble à même de rendre compte à la fois de la physique newtonienne et de la biologie naissante, fondée sur un modèle évolutif.