« Enterre-toi, Lazare ! Redescends dans ton trou ! » C’est ce que scande l’écrivain et chanteur australien Nick Cave qui se demandait, enfant, au catéchisme, ce que pouvait éprouver Lazare s’en revenant d’outre-tombe (1). Dans l’Évangile selon saint Jean, Jésus, prenant pitié de ses disciples Marie et Marthe de Béthanie, rend la vie à leur frère Lazare, mort depuis quatre jours. Le ressuscité devient un objet de curiosité, puis de foi pour une multitude de sceptiques qui hésitaient jusqu’alors à croire en Jésus. Au point que les pharisiens, en projetant la mort de ce dernier, envisagent également de renvoyer le gênant Lazare chez les morts. L’évangéliste ne dit pas si leur plan a été mis à exécution. En tout cas, Lazare n’était plus un humain comme les autres… Au Moyen Âge et à l’époque classique, les peintres le représenteront blafard et à demi putrescent quand il sort du tombeau, devant des témoins ébahis se bouchant le nez pour se protéger d’une odeur écœurante. Le psychiatre Patrick Clervoy a d’ailleurs nommé « syndrome de Lazare » le malaise ressenti chez les sujets frappés de plein fouet par un traumatisme et qui reviennent de loin (pas de chez les morts, mais presque) (2). Suite à un accident, une agression, un attentat, leur destinée a basculé en un instant de manière totalement imprévisible, violente et insensée. Le fil conducteur de leur vie est brisé. Le traumatisme leur semble « un corps étranger dans (leur) conception du monde » .
L’aurore d’une autre vie
Gustave-Nicolas Fischer (3) décrit un égarement analogue quand survient une maladie grave : le diagnostic fait là encore basculer dans l’inimaginable. Le sentiment d’invulnérabilité (« ça n’arrive qu’aux autres ») vole en éclats, de même que tous les repères habituels, laissant démuni. Le malade subit alors un nouveau rythme quotidien, imposé par les limitations inhérentes aux symptômes et au traitement, dans un monde médical à part, inédit, soulignant à chaque instant qu’une lutte décisive et solitaire est enclenchée.
G.‑N. Fischer évoque néanmoins une « renaissance » possible. La maladie impose en effet une telle modification dans les gestes, les sensations, les relations humaines, et oblige en même temps à un tel tête-à-tête avec soi et avec son passé qu’un recadrage peut s’accomplir par la force des choses. Il arrive que des éléments auparavant cruciaux, si ce n’est obsessionnels, passent à l’arrière-plan, ou s’effacent, tandis que des perspectives s’inversent, des souvenirs et des gens s’estompent, d’autres réapparaissent : le paysage intérieur est redessiné. Les fausses priorités apparaissent ridicules, et les petits riens, autant de conquêtes pour un malade, sont magnifiés. « Ce n’est pas seulement abandonner des choses, c’est s’abandonner à la vie », si fragile soit-elle. Cette métamorphose s’accompagne fréquemment d’une insensibilité totale aux signes extérieurs de réussite et à l’opinion des personnes qui vous sont indifférentes. G.‑N. Fischer cite l’exemple d’un patient qui, handicapé à la suite d’une opération, se promenait à quatre pattes dans le couloir pour rendre visite à ses voisins, ravi : il se vit tancé par le personnel soignant pour lequel une telle attitude n’était pas convenable. La maladie « n’est pas en soi une transformation psychique, elle est seulement le terrain où celle-ci peut germer : c’est l’expérience vécue par chacun qui en est le creuset et qui peut ouvrir à une autre attitude de vie. » La guérison, quand guérison il y a, peut apparaître ainsi comme « l’aurore d’une autre vie » où la personne ne va pas creuser sa tombe comme Lazare, mais cultiver son jardin tel Candide.Face à un changement de vie forcé, certains restent donc piégés par leur traumatisme, alors que d’autres arrivent globalement à en tirer profit, et même à le considérer comme une bénédiction (« Nous vivions dans l’angoisse, désormais nous vivrons dans l’espoir », expliqua l’écrivain Tristan Bernard à sa femme en 1943, alors que les Allemands venaient de les rafler). Explorer cette disparité de réactions, à défaut de l’expliquer, constitue l’enjeu des travaux menés depuis les années 1980 sur la résilience, c’est-à-dire la faculté de mener une vie normale malgré les coups durs, de déjouer les pronostics défavorables, de retrouver ou maintenir son équilibre en pleine tempête. Les psychologues ont longtemps pensé qu’une sorte de fatalité était attachée à un traumatisme : la victime n’était censée le surmonter qu’avec les plus harassantes difficultés. Ce faisant, ils ignoraient tous ceux qui n’éprouvaient pas la nécessité de venir les consulter. Aujourd’hui, non seulement ils admettent le phénomène, mais certains considèrent que les sujets résilients ne constituent absolument plus des exceptions. Bien au contraire. Prenons un événement tragique comme le décès d’un(e) conjoint(e). Une enquête a montré que 46 % des veufs et veuves, malgré plusieurs mois difficiles, ont remonté la pente après un an et demi. Précisons tout de suite qu’il s’agissait de couples unis… Autre choc par excellence, les attentats du 11 septembre 2001. On estime que parmi la population de Manhattan, 7,5 % a présenté un état de stress posttraumatique (ESPT) un mois après. Le taux est tombé à 1,7 % après quatre mois, et 0,6 % après six mois. 40 % de cette même population ne semble avoir présenté aucun signe clinique, ce qui représente un taux apparent de résilience des plus impressionnants. Un argument classiquement invoqué pour expliquer l’absence manifeste de troubles est que les malheureux ne perdent rien pour attendre, et qu’après une période de calme trompeur les symptômes feront l’effet d’une bombe à retardement. En réalité, l’existence de troubles différés serait avérée pour les ESPT (5 à 10 % d’entre eux), mais contestée pour des symptômes plus mineurs. Le débat reste ouvert.
(1) Nick Cave and the Bad Seeds, Mute, 2008.(2) Patrick Clervoy, Albin Michel, 2007.(3) Gustave-Nicolas Fischer, , Dunod, 2008.(4) Richard G. Tedeschi et Lawrence G. Calhoun, « Posttraumatic growth : Conceptual foundations and empirical evidence », vol. XV, n° 1, 2004.(5) Françoise Rudetzki, Calmann-Lévy, 2004.(6) Jacques Lecomte, Odile Jacob, 2004, et Odile Jacob, 2007.(7) George A. Bonanno, « Loss, trauma and human resilience. Have we underestimated the human capacity to thrive after extremely aversive events ? » vol. LIX, n° 1, 2004.