Sous le regard des autres

Nous avons tous besoin d’être reconnus par autrui pour exister. L’enfant a besoin du regard de ses parents, le professeur existe grâce à ses élèves, les amis se comparent les uns aux autres.

Ce n’est pas un hasard si Jean-Jacques Rousseau, Adam Smith et Georg Hegel ont mis en valeur, parmi tous les processus élémentaires, la reconnaissance. Celle-ci est en effet exceptionnelle à un double titre. D’abord par son contenu même : c’est elle qui marque, plus qu’aucune autre action, l’entrée de l’individu dans l’existence spécifiquement humaine. Mais elle présente aussi une singularité structurelle : elle apparaît, en quelque sorte, comme le double obligé de toutes les autres actions. En effet, lorsque l’enfant participe à des actions comme alterner ou coopérer, il reçoit aussi une confirmation de son existence par le fait que son partenaire lui ménage une place, s’arrête pour l’entendre « chanter » ou chante avec lui. Lorsqu’il explore ou transforme le monde environnant, lorsqu’il imite un adulte, il se reconnaît comme le sujet de ses propres actions, et donc comme un être existant. Quand il est réconforté ou combattu ou qu’il entre en communion avec autrui, il reçoit aussi, comme un bénéfice secondaire, une preuve de son existence. Toute coexistence est aussi une reconnaissance.

La reconnaissance englobe de toute évidence des activités innombrables, aux aspects les plus variés. Une fois introduite une notion aussi « englobante », on doit se demander quelles sont les raisons et les formes de cette diversité.

On pourrait, pour commencer, énumérer quelques sources de diversité, extérieures à la notion elle-même. La reconnaissance peut être matérielle ou immatérielle, de la richesse ou des honneurs, impliquant ou non l’exercice du pouvoir sur d’autres personnes. L’aspiration à la reconnaissance peut être consciente ou inconsciente, mettant en œuvre des mécanismes rationnels ou irrationnels. Je peux aussi chercher à capter le regard d’autrui par différentes facettes de mon être, mon physique ou mon intelligence, ma voix ou mon silence.

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Vêtements et dignité

Dans cette optique, les habits jouent un rôle particulier, car ils sont littéralement un terrain de rencontre entre le regard des autres et ma volonté, et ils me permettent de me situer par rapport à ces autres : je veux leur ressembler, ou à certains d’entre eux mais pas à tous, ou à personne. Bref, je choisis mes habits en fonction des autres, serait-ce pour leur dire qu’ils me sont indifférents. Celui en revanche qui ne peut plus exercer de contrôle sur ses habits (pour cause de pauvreté par exemple) se sent paralysé face aux autres, privé de sa dignité. Ce n’est donc pas entièrement à tort qu’une vieille plaisanterie dit : la personne humaine se compose de trois parties, âme, corps et habits…

La reconnaissance atteint toutes les sphères de notre existence, et ses différentes formes ne peuvent se substituer l’une à l’autre : tout au plus parviennent-elles à apporter, le cas échéant, quelque consolation. J’ai besoin d’être reconnu sur le plan professionnel comme dans mes relations personnelles, dans l’amour et dans l’amitié ; et la fidélité de mes amis ne compense pas vraiment la perte de l’amour, pas plus que l’intensité de la vie privée ne peut effacer l’échec dans la vie politique. Un individu qui a investi l’essentiel de sa demande de reconnaissance dans le domaine public mais n’y reçoit plus aucune attention se découvre soudain privé d’existence. Tel homme a passé sa vie à servir la société et l’État, et c’est de là qu’il tire l’essentiel de son sentiment d’existence ; une fois la vieillesse venue, et la demande sociale disparue, il ne sait pas équilibrer ce manque par l’attention dont il est l’objet de la part de ses proches ; n’existant plus publiquement, il a tout simplement l’impression de ne plus exister du tout.

On a vu avec Hegel que la demande de reconnaissance pouvait accompagner la lutte pour le pouvoir ; mais elle peut aussi s’articuler à des relations où la présence d’une hiérarchie permet d’éviter les conflits. La supériorité et l’infériorité des partenaires sont souvent données d’avance ; chacun d’entre eux n’aspire pas moins à l’approbation du regard de l’autre. La première reconnaissance que reçoit l’enfant lui vient d’êtres qui lui sont hiérarchiquement supérieurs : ses parents ou leurs substituts ; ensuite, ce rôle est repris par d’autres instances chargées par la société d’exercer cette fonction de sanction : instituteurs, professeurs ; employeurs, directeurs ou chefs. Les critiques détiennent souvent les clés de la reconnaissance pour les artistes et les écrivains débutants, ou pour ceux d’entre eux qui manquent d’assurance intérieure. Tous ces personnages supérieurs sont investis par la société d’une fonction essentielle : celle de proférer la sanction publique.

La reconnaissance provenant des inférieurs, à son tour, n’est pas non plus à négliger, bien qu’on se la dissimule le plus souvent : le maître, on le sait bien, a besoin de son serviteur non moins que l’inverse, le professeur est confirmé dans son sentiment d’exister par les élèves qui dépendent de lui, le chanteur a besoin tous les soirs des applaudissements de ses admirateurs, et les parents vivent comme un traumatisme le départ des enfants, qui semblaient pourtant être seuls demandeurs de reconnaissance.

Pourquoi se conformer aux usages et aux normes

Ces variantes hiérarchiques de la reconnaissance s’opposent en bloc aux situations égalitaires, au sein desquelles apparaissent plus facilement les sentiments de rivalité. Ces situations elles-mêmes sont nombreuses : l’amour, l’amitié, le travail, une partie de la vie familiale. Enfin, on peut devenir soi-même la source unique de sa reconnaissance, soit en allant dans la voie de l’autisme, en refusant tout contact avec le monde extérieur, soit en développant démesurément son orgueil et en se réservant le droit exclusif d’apprécier ses propres mérites, soit enfin en suscitant en soi une incarnation de Dieu, servant à approuver ou désapprouver nos conduites : ainsi, le saint cherche à dépasser son besoin de reconnaissance humaine et se satisfait à faire le bien. Certains artistes peuvent également se consacrer à leur travail sans nullement se soucier de ce qu’en penseront les autres. Mais, il faut l’ajouter, de telles solutions ne sont jamais que partielles ou provisoires ; comme le remarque William James, « le non-égoïsme social complet existe à peine, le suicide social complet ne traverse pour ainsi dire jamais l’esprit de l’homme 1 ».

Il faut maintenant séparer deux formes de reconnaissance auxquelles nous aspirons tous, mais dans des proportions très diverses. On pourrait parler à leur propos d’une reconnaissance de conformité et d’une reconnaissance de distinction. Ces deux catégories s’opposent l’une à l’autre : ou bien je veux être perçu comme différent des autres, ou bien comme leur semblable. Celui qui espère se montrer le meilleur, le plus fort, le plus beau, le plus brillant veut évidemment être distingué parmi tous ; c’est une attitude particulièrement fréquente pendant la jeunesse. Mais il existe aussi un tout autre type de reconnaissance qui est, elle, caractéristique plutôt de l’enfance et, plus tard, de l’âge mur, surtout chez les personnes qui ne mènent pas de vie publique intense et dont les relations intimes sont stabilisées : elles tirent leur reconnaissance du fait de se conformer, aussi scrupuleusement que possible, aux usages et normes qu’elles considèrent comme appropriés à leur condition. Ces enfants ou ces adultes se considèrent satisfaits lorsqu’ils s’habillent comme il convient à leur classe d’âge ou à leur milieu social, lorsqu’ils peuvent émailler leur conversation de références appropriées, lorsqu’ils prouvent leur appartenance indéfectible au groupe.