Tous les goûts sont dans la culture

La culture des individus.
Bernard Lahire, La Découverte, 2004, 778 p., 29 €.
Peut-on avoir les Sermons de Bossuet sur sa table de nuit et regarder tous les jours « C'est mon choix » ? Oui, répond, chiffres à l'appui, Bernard Lahire. En matière de pratiques culturelles, le disparate concerne la majorité des Français, même si les hiérarchies culturelles demeurent.

En matière de loisirs, les goûts des gens sont-ils toujours à la hauteur de leur condition sociale ? Poser la question sous cette forme élémentaire, c'est déjà y répondre : Pierre le Grand, tsar de toutes les Russies, se distrayait en arrachant des dents, le roi Louis XVI s'occupait à bricoler des serrures, et le philosophe Ludwig Wittgenstein n'aimait rien de plus, quant à lui, que lire des romans policiers et fréquenter les baraques foraines.

Les presque 800 pages que Bernard Lahire consacre à l'étude de cette question l'entraînent bien au-delà de l'examen des pittoresques fautes de goût caractérisant quelques personnages d'exception. Ouvrir la boîte noire du rapport qu'entretiennent les individus avec l'univers du loisir, de la culture et des arts l'amène à remettre en cause le modèle standard d'analyse des pratiques culturelles, tel qu'il s'est imposé en France depuis plusieurs dizaines d'années. Celui-ci consiste à prendre la mesure des correspondances statistiques entre la hiérarchie des genres culturels et la position sociale des consommateurs, exprimée en catégories socioprofessionnelles et en niveaux de diplômes. Aussi, nul n'ignore que l'accès aux biens culturels est inégalement réparti dans la société française : partant du haut de la pyramide, on constate une fréquentation décroissante des formes les plus savantes de la culture (arts plastiques, musique savante, littérature, théâtre), jusqu'à leur absence à peu près totale dans les couches les moins favorisées de la société. D'où l'expression de « non-public » forgée en 1968 pour désigner cette partie de la population qui ne fait jamais usage des équipements culturels et reste hors d'atteinte des politiques de démocratisation de la culture menées par les collectivités et l'Etat. De même, le constat est continuellement repris qu'en dépit de l'offre accrue, les institutions culturelles ne se démocratisent pas, mais sont « confisquées par une minorité sociale », à l'inverse des industries culturelles qui, elles, touchent tout le monde.

Evoquer ici l'oeuvre de Pierre Bourdieu n'a rien de surprenant. En effet, théoriser la domination culturelle confère une logique à la persistance de ces faits: si l'école, les institutions et la machine sociale dans son ensemble ont pour fonction première de reproduire les inégalités de position sociale, il semble naturel que ces ressources soient inégalement distribuées, et leur rareté jalousement gardée à des fins de distinction par les classes dominantes. Mais un tel argumentaire suppose que la pratique des dominants comme celle des dominés soient conformes à leurs positions. Comme le rappelle l'auteur, « la théorie de la légitimité culturelle prête assez volontiers aux acteurs un sens très sûr, et sans faille, de la distinction, de la légitimité ou de la dignité culturelle ».