Taylor Swift, ou la musicienne qui valait un milliard. En avril 2024, le magazine économique Forbes, célèbre pour son classement mondial des milliardaires, a annoncé que la jeune chanteuse américaine était la première à intégrer ce club très restreint uniquement grâce aux revenus tirés de son art, c’est à dire ses chansons et ses tournées. Paru le même mois, son onzième album, The Tortured Poets Department, a vu ses morceaux accumuler un milliard d’écoutes en une semaine sur la plateforme de streaming musical Spotify, un record. Quant à sa gigantesque tournée mondiale The Eras Tour, passée par la France au printemps, elle s’est avérée, elle, la première à dépasser le milliard de dollars de recettes. Celle que le défunt économiste Alan Krueger qualifiait de « génie de l’économie » dans son essai Rockonomics. A backstage tour of what the music industry can teach us about economics and life (2019, non traduit) incarne aujourd’hui la toute-puissance des superstars. Alors qu’Internet nous donne plus que jamais accès à une diversité inédite de musiques, de livres, de films, de séries, nous continuons de nous agglutiner au pied de leur autel. Il y a tout juste vingt ans, une idée influente pronostiquait pourtant que ces superstars allaient laisser un peu plus d’espace aux œuvres les plus rares, les plus méconnues : la théorie dite de la « longue traîne » (long tail).
Pour son auteur, Chris Anderson, tout avait commencé devant un juke-box. Début 2004, le rédacteur en chef du magazine high-tech Wired se trouve en reportage dans les locaux d’une société de juke-box numériques dont le patron lui demande de deviner combien des dix mille albums stockés dans ses produits voient au moins une de leurs chansons vendue chaque trimestre. Chris Anderson hasarde une prédiction exagérément optimiste : la moitié. Faux : c’est 98 %. Le journaliste en tire la conclusion que davantage de choix culturels signifie une consommation plus diversifiée : quand on nous propose autre chose que les livres, les films, les disques disponibles chez le libraire, le vidéo-club ou le disquaire du coin de la rue, nous en profitons. Et c’est justement une des promesses d’Internet, arrivé une décennie plus tôt dans les foyers.
Chris Anderson épluche les chiffres de vente de Rhapsody, un des premiers sites de vente de musique en ligne, de Netflix, qui n’est alors qu’une société de location de DVD par correspondance, ou d’Amazon, dont le créateur, Jeff Bezos, s’est fixé pour objectif d’être « le premier endroit où vous pouvez facilement trouver et acheter un million de livres différents ». Un trait commun émerge : chaque fois, les produits généralement absents des boutiques physiques y réalisent une part substantielle des ventes, de 20 % à plus de la moitié. Non seulement de nouveaux outils permettent à davantage d’artistes de concrétiser leur vision (réaliser un film, enregistrer un disque, éditer un livre électronique…), mais Internet permet au grand public, grâce aux sites d’e-commerce, de dénicher plus facilement cette offre supplémentaire. Et même d’en recommander lui-même les œuvres les plus intéressantes : désormais, grâce aux blogs, aux premiers réseaux sociaux, aux notes des sites de vente en ligne, « les fourmis ont des mégaphones ».
Dans un article remarqué publié à l’automne 2004, développé en 2006 dans un best-seller traduit dans le monde entier, La Longue Traîne (Pearson, 2007, pour la France), Chris Anderson esquisse donc un déplacement de nos consommations culturelles. La « tête » de la courbe de demande culturelle, où se trouvent les tubes, les blockbusters et les best-sellers – ces 20 % d’œuvres qui, selon une observation fréquente, réalisent 80 % des ventes –, va un peu perdre en importance. La « traîne », les produits les moins vendus, va en gagner : les consommateurs vont pouvoir de plus en plus facilement explorer des niches, refuges de produits au succès certes très modeste mais dont l’addition va de plus en plus peser.

« Où est passée la longue traîne ? »
Vingt ans plus tard, cette longue traîne semble s’être estompée. « Où est passée la longue traîne ? » s’interrogeait en 2022 l’historien américain de la musique Ted Gioia en pointant, notamment, la baisse du nombre d’œuvres disponibles sur Netflix ou le règne des suites et des franchises sur le box-office du cinéma. « Elle devait propulser des voix alternatives en musique, en cinéma, en littérature, mais c’est l’exact inverse qui s’est produit 1. » Les promesses soulignées par Chris Anderson en 2004 ne se sont, en effet, que partiellement réalisées. Au niveau de l’offre culturelle, la « traîne » de la culture s’est indéniablement allongée : on n’a jamais compté autant de sorties de disques, de livres, de séries, de films. Le constat est plus flou au niveau de la demande : il n’est pas sûr que cette traîne plus longue se soit épaissie, c’est-à-dire qu’une partie de l’audience globale se soit déplacée des superstars vers cette addition de niches culturelles.