Tous les hommes sont modernes

En 1962, La Pensée sauvage venait mettre un point final à l’hypothèse de la mentalité primitive. Mais cette défense des savoirs indigènes pouvait encore déplaire, parce qu’elle brouillait le sens de l’histoire.

À la suite d’autres auteurs, le philosophe Lucien Lévy-Bruhl, collaborateur d’Émile Durkheim et de Marcel Mauss, s’employa entre 1910 et 1939 à examiner ces aspects peu rationnels de ce qu’il proposait de nommer la « mentalité primitive ». Même si elle fut critiquée, sa théorie ne sera substantiellement réfutée qu’en 1962, lorsque Claude Lévi-Strauss publie La Pensée sauvage. Celui-ci y critique les thèses philosophiques développées en 1922 par L. Lévy-Bruhl dans La Mentalité primitive, et montre que la pensée observable dans les sociétés « sauvages » est aussi la nôtre. En conséquence, on ne peut plus accepter l’idée d’une « mentalité » propre aux sociétés primitives : la pensée humaine procède partout selon les mêmes mécanismes et se déploie de façon variable selon les sociétés. L’ethnologie ne vise plus à accompagner l’évolution des sociétés de la mentalité primitive à la civilisation : elle décrit des sociétés en cours de transformation sur fond de structures logiques universelles.

En réfutant la notion de « primitif », C. Lévi-Strauss efface la hiérarchie entre les cultures. La pensée est « sauvage » en ce sens qu’elle s’applique aux rapports entre l’homme et la nature. Or, toutes les sociétés sont à la fois « sauvages », pour autant qu’elles pensent les problèmes posés par leur environnement, et « civilisées », en tant qu’elles disposent des mêmes aptitudes logiques pour le faire. Au moment où les pays d’Afrique et d’Asie retrouvent leur indépendance, ces propositions sonnent comme l’annonce d’une anthropologie nouvelle, profondément « décolonisée » et débarrassée de cet ethnocentrisme consistant à voir dans le « primitif » une humanité mentalement retardée.

À vrai dire, de L. Lévy-Bruhl à C. Lévi-Strauss, la transition n’est pas si brutale qu’on le croit. L. Lévy-Bruhl n’était pas évolutionniste : il a commencé par critiquer James Frazer pour avoir projeté sur les « primitifs » ses préjugés de savant moderne, et il a cherché à comprendre de l’intérieur ces sociétés qui sont pour lui essentiellement « autres ». Dans ses Carnets, publiés après sa mort, il se corrigeait lui-même : « Il n’y a pas une mentalité primitive qui se distingue de l’autre par deux caractères qui lui sont propres, il y a une mentalité mystique plus marquée et plus facilement observable chez les primitifs que dans nos sociétés, mais présente dans tout esprit humain (1). »

Dans les sociétés primitives décrites par les ethnographes, il trouvait une « logique de l’affectivité » commune à tous les hommes, mais refoulée par la rationalité savante en Occident. Cette logique affective défie le principe de non-contradiction parce qu’elle suppose une « participation » des esprits invisibles aux choses visibles. Ainsi, en 1894, l’ethnographe Karl von den Steinen avait rapporté que chez les Indiens Bororos d’Amazonie, les hommes affirment sans sourciller qu’ils sont des « perroquets rouges » (araras ou aras). Cette proposition bizarre, qui fera fortune, ne supposait pas, selon L. Lévy-Bruhl, une erreur logique à proprement parler mais une émotion motrice déterminant une perception « mystique » des choses (2).

publicité

 

Réconcilier l’intellectuel et l’affectif

Pour L. Lévy-Bruhl, il s’agit de comprendre dans quelles situations les « primitifs » passent du raisonnement ordinaire distinguant les choses à une perception mystique qui les confond. La « mentalité primitive » n’est donc pas caractérisée par une infériorité intellectuelle, mais par une affectivité plus développée que celle du civilisé. La différence entre les « primitifs » et les « civilisés » est pour L. Lévy-Bruhl une différence de degré dans le dosage entre émotions et rationalité, et non une différence de nature. Le colonisateur éclairé peut donc faire accéder les primitifs à la logique intellectuelle, en leur apprenant à distinguer des termes qui sont pour eux confondus, tout en tenant compte de l’atmosphère mystique dans laquelle ils baignent.

(1) Lucien Lévy-Bruhl, , Puf, 1998.(2) Lucien Lévy-Bruhl, , Alcan, 1910.(3) Claude Lévi-Strauss, , 1962, rééd. Pocket, coll. « Agora », 1990.(4) Émile Durkheim et Marcel Mauss, « De quelques formes primitives de classification », 1903, rééd. Marcel Mauss, , Minuit, 1968.(5) Jean-Paul Sartre, , 1960, rééd. Gallimard, 1985.(6) Claude Lévi-Strauss, (7) Pierre Bourdieu, , Minuit, 1980.(8) Jack Goody, , 1979, rééd. Minuit, 1998 ; Jacques Derrida, , 1967, rééd. Minuit, 1997 ; Paul Ricœur, , Seuil, 1969.(9) Bruno Latour et Steve Woolgar, , 1988, rééd. La Découverte, 2006 ; Bruno Latour, , La Découverte, 1991.