À quoi parler sert-il ?
Le discours nous offre trois possibilités, qui ne cessent de se mélanger. On peut d’abord « parler de ». Parler, ici, sert la vérité. On dit quelque chose qui est vrai ou non. Quand je dis que la table est blanche, elle l’est et c’est vrai ou elle ne l’est pas et c’est faux. On peut aussi « parler à ». Dans ce cas, parler sert à persuader. On parle pour que celui à qui l’on s’adresse partage notre point de vue et fasse ce que nous voulons qu’il fasse. Le discours judiciaire en est l’exemple simple : il s’agit de convaincre et de gagner le procès. C’est l’art de la rhétorique. Enfin, on peut « parler pour parler ». Avec cette troisième dimension, il ne s’agit ni de vérité ni de persuasion, mais de « bonheur », au sens de réussite. Le discours produit alors ce que j’appelle un « effet-monde ». Cette fois, il transforme directement le monde. L’effet peut être très limité, comme quand le curé dit « Je te baptise » – c’est ce que le philosophe John Austin appelle un « performatif ». Ou plus vaste et plus diffus, comme quand nos perceptions, nos représentations, sont transformées par le discours, et qu’on se met à voir le monde autrement, à penser autrement. La philosophie peut avoir ce genre d’effet.
À quoi ressemble un discours qui transforme le monde ?
Il est construit de manière à ce qu’on ne s’aperçoive même pas que c’est un discours. C’est un discours qui se présente comme étant le réel, comme ce qui va de soi. Il agit en nous et nous transforme, il oriente nos représentations. Mais attention, un « discours qui gagne », comme je nomme cette catégorie, n’est pas forcément un « beau discours ». Je ne suis pas sûre, par exemple, que « I have a dream » de Martin Luther King soit un discours qui gagne. C’est un discours magnifique, qui a eu un effet sur les consciences et qui a fait rêver. Mais a-t-il vraiment changé le monde ? Il n’a pas empêché certains Américains de continuer à être racistes. En cela, il ne s’est pas réalisé.