Un monde sans souveraineté. Les États entre ruse et responsabilité

Bertrand Badie, éditions Fayard, 1999, 304 p., 135 F.
«Le principe de responsabilité peut être détourné de ses fonctions (...) maquillant ainsi les manifestations de puissance les plus pures en obligation morale altruiste. »

Nous passons progressivement d'un monde régit par le principe de souveraineté des nations, à un monde adoptant un principe de coresponsabilité des divers acteurs (individus, firmes, Etats, etc.) vis-à-vis de l'avenir de la planète. Telle est la thèse centrale de l'ouvrage de Bertrand Badie. En premier lieu, il s'interroge sur la constitution historique du principe de souveraineté, puis détaille les remises en cause actuelles de la capacité souveraine des Etats. Dans une deuxième partie, il détaille l'enchevêtrement des logiques de puissance militaire, de globalisation économique, mais aussi la force des logiques transnationales de toutes natures (identitaires ou culturelles, mafieuses, religieuses, migratoires, etc.). Il s'interroge enfin sur la réalité actuelle et sur la nécessité de la mise en place du principe de responsabilité comme moyen de respecter les divers acteurs du jeu international.

Depuis le XVIIe siècle, en Europe, la fiction d'une souveraineté de l'Etat-nation s'est affirmée. Elle est depuis un siècle le principe suprême du droit international. La souveraineté, dans sa version forte, stipule que chaque Etat détient un pouvoir absolu et illimité, indépendant des autres. Il établit ses lois comme bon lui semble et n'a de compte à rendre à aucun autre Etat. Cette conception sur laquelle s'est établie le système international est, selon B. Badie, une construction historique. Les querelles dynastiques, les guerres de religion et les ingérences posèrent durant plusieurs siècles de graves problèmes, que seule la mise en place d'un Etat extérieur aux factions en lutte et la définition d'une souveraineté inaliénable permit de réduire au sein des sociétés politiques européennes.

C'est du côté des philosophes, à partir du xvie siècle (Bodin, Grotius, puis Kant), que va s'élaborer la réflexion. La certitude que nul Etat n'a le droit de s'ingérer dans les affaires intérieures d'un autre était pourtant contraire à l'histoire antérieure, où cohabitaient des vassalités et les allégeances multiples des individus, des princes ou des territoires. La réflexion politique, philo- sophique et juridique s'est déployée dans un contexte de guerres et de rectifications territoriales, dont le point d'orgue fut la guerre de Trente Ans et les traités de Westphalie (1648). Les spécialistes des relations internationales nomment d'ailleurs « westphalien » le système international des xixe et xxe siècles fondé sur la souveraineté absolue des Etats : « La paix de Westphalie et deux cents ans plus tard les grandes fièvres nationalistes, puis la paix de Versailles, semblent marquer les étapes d'une consécration que rien ne devait plus contrarier. Le xxe siècle était ainsi prédisposé à distribuer au monde la manne souverainiste en amorçant la grande aventure de la décolonisation. » Cependant, malgré la volonté des philosophes, des juristes et des diplomates d'en faire un principe absolu, la souveraineté n'a jamais cessé d'être hybride et imparfaite. D'abord, parce que dès l'origine, les acteurs s'en réclamant l'on fait au nom de leur intérêt particulier et dans les limites de celui-ci : les rois européens ont invoqué pendant des siècles la souveraineté pour échapper à la tutelle du pape ou à celle de l'empereur. Mais ils s'en sont défié dès qu'il s'est agit d'un principe appliqué au peuple, ce que leur attitude face à la Révolution française a confirmé. Par ailleurs, si la souveraineté des rois comme des peuples suppose que les autres Etats ne se mêlent pas de leurs affaires, l'histoire jusqu'à nos jours n'est au fond que l'histoire des formes d'ingérences et de conflits en découlant.