Sciences Humaines : Pourquoi s'intéresser à l'imaginaire aujourd'hui ?
Gilbert Durand : L'imaginaire est avant tout un antidote à la peur, et en premier lieu à la peur de la mort. L'homme est le seul animal conscient de sa mort.
Le mythe est un fortifiant, il regonfle contre cette angoisse. C'est pourquoi l'imaginaire contemporain ne diffère pas fondamentalement, à mon sens, de celui des sociétés antérieures ou « exotiques ». En cherchant à comprendre l'imaginaire, j'ai voulu atteindre ce « fond commun » des représentations humaines, ou pour adopter une terminologie plus actuelle, ce « bagage cognitif » de l'être humain.
André Malraux se demandait ce qui permet de faire le lien entre Homère et Mallarmé. Ce n'est pas la logique ou la raison : c'est quelque chose de plus profond. Sigmund Freud a montré l'existence de l'inconscient et le rôle décisif des images dans le fonctionnement de la pensée. Avec lui, l'imaginaire devient la clé qui permet de pénétrer dans la chambre la plus reculée de la psychologie humaine. Carl-Gustav Jung a approfondi cette réflexion. Pour ma part, c'est avec Gaston Bachelard, qui était mon professeur, que j'ai pris conscience de la prégnance de l'imaginaire. J'ai voulu, moi aussi, « gratter » pour voir ce qu'il y avait derrière et étudier cette faculté humaine essentielle.
SH : Comment définiriez-vous l'imaginaire, et comment se manifeste-t-il concrètement ?
G.D. : L'imaginaire peut se définir comme le « musée » de toutes les images, qu'elles soient passées, possibles, produites, ou à produire. Il est difficile de décrire de quelle façon il se manifeste, parce qu'il y a de l'imaginaire partout. Il peut arriver sans crier gare, dans le rêve ou la rêverie, dans le délire, les visions ou les hallucinations. Mais il se présente aussi sous des formes plus abouties : dans les mythes, dans la création artistique, qu'elle soit littéraire, musicale, picturale, et aujourd'hui dans les productions cinématographiques ou télévisuelles.
En réalité, il y a peu de gestes ou de pensées qui échappent à l'imaginaire. On le rencontre dans les situations les plus banales ou les plus inattendues. Prenez les témoins d'un accident de la route : l'un a vu une voiture bleue, l'autre une voiture blanche, un autre n'a rien vu.
L'imaginaire est présent dans les opérations mentales les plus rationnelles : la mémoire, le calcul, la science. L'historien des sciences américain Gerald Holton, dans son livre L'Imagination scientifique , a très bien montré comment l'imaginaire des savants déterminait leur représentation de l'objet d'étude, donc leur méthode, donc leurs résultats. Georges Canguilhem distinguait les biologistes ou les médecins « tissulaires » de leurs homologues « cellulaires ». Les premiers voient la matière vivante comme une masse de tissus (tissu pulmonaire, hépatique, cardiaque, musculaire...), les seconds observent des cellules, des éléments isolés. De la même manière, le célèbre malentendu entre Albert Einstein (le père de la théorie de la relativité) et Niels Bohr (le physicien danois à qui nous devons la représentation de l'atome) provenait avant tout de l'incompatibilité entre deux registres différents de l'imaginaire. Albert Einstein est un esprit du continu géométrico-mathémathique, il ne peut concevoir une discontinuité dans l'univers, alors que Niels Bohr raisonne dans un imaginaire fait de particules. Plus près de nous encore, si l'hypothèse d'une « mémoire de l'eau », émise par Jacques Benveniste, a provoqué un débat si vif, c'est bien parce qu'au-delà de la démonstration scientifique, elle atteint de plein fouet le principe classique de causalité.