Une mémoire d'exil à l'épreuve du retour

Pour les enfants d'exilés laotiens, la découverte du pays des ancêtres s'avère pleine de déconvenues. Tant du point de vue de l'accueil qui leur est réservé que du décalage culturel auquel ils sont confrontés.

Pour les migrants, le constant rappel du passé n'est pas seulement un remède au mal du pays. Il est aussi le moyen de léguer à la descendance les valeurs auxquelles ils sont attachés et, par là, de se perpétuer. Dans l'exil, remémoration et transmission se déclinent ensemble, entretenant une vision immuable de la terre natale, que seul le retour permet de confronter au réel.

L'expérience des Laos qui trouvèrent refuge en France après la chute de la monarchie en 1975 et l'instauration de la République démocratique populaire lao (RDPL) témoigne de façon exemplaire de ce phénomène. Issus de l'ancienne élite maintenant destituée, et désormais classés comme patikan, « réactionnaires », ils fuient leur pays pour des raisons idéologiques, et s'en savent pour longtemps éloignés, peut-être à jamais. Leur statut d'apatride leur ferme les portes de la RDPL, les incitant à s'insérer durablement dans les sociétés qui leur offrent l'asile. Cette forte volonté d'intégration n'entraîne toutefois nullement le reniement de leurs racines. Elle s'accompagne, au contraire, du souci non moins pressant de sauvegarder leur langue, leurs rites, leurs arts. Cette défense de la culture est une manière de resserrer les liens sociaux et d'affirmer une appartenance commune. Elle cible très explicitement les enfants, relais indispensables à la pérennisation du groupe.

Dès les premiers instants de l'immigration, le travail de mémoire est donc pour ces Laos le pendant de leurs efforts d'adaptation, comme l'antidote à une dilution redoutée. Non sans quelque ambiguïté. Car le souvenir laisse croire à une possible réversibilité de l'exil, entretient l'espoir d'un retour au pays plus ou moins secrètement gardé, passe d'une génération à la suivante, tacitement. Elevés dans la commémoration du Laos, les enfants de réfugiés s'en forgent une image mythique, d'autant plus magnifiée qu'il est inaccessible. Ils nourrissent tous le projet, toujours remis à plus tard, d'y revenir un jour 1.

Or, il se trouve qu'aujourd'hui, ce retour qui fut longtemps fantasmatique peut se réaliser. L'assouplissement politique de la RDPL et la réouverture de ses frontières depuis la fin des années 80 autorisent les expatriés à se rendre dans leur pays et, pour certains, à s'y rétablir.

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Quelque quatre cents d'entre eux y résident actuellement de façon permanente. Ils viennent principalement de France, mais aussi des Etats-Unis ou d'Australie, et ils appartiennent en majorité à la tranche d'âge des trente à quarante ans, celle des filles et fils de ces « réactionnaires » réfugiés de la première heure. Ces jeunes gens grandis en exil vont alors pouvoir expérimenter pour leur propre compte la matérialité de leurs origines et vérifier in situ la validité de la mémoire de leurs parents.

La diaspora, ou l'exil pour héritage

Cette conjoncture nouvelle bouleverse les rapports entre classes d'âge au sein de la diaspora, permettant aux plus jeunes d'interroger une histoire orale jusqu'alors incontestable et incontestée. Elle produit une autre situation inédite : le face-à-face d'une génération héritière d'un exil avec une société locale, elle-même légataire d'un changement politique et social sans précédent.

L'abandon des terres et des maisons laissées en déshérence ou confiées à la parenté restée au pays, la perte de statut et la déqualification qu'ils subissent dans les sociétés d'immigration, mettent les expatriés dans l'incapacité de transmettre à leur descendance tout patrimoine économique substantiel. Ceux-ci font alors porter toute leur attention sur l'éducation de leurs enfants, seule susceptible de leur constituer un capital culturel qui sera leur héritage. La stratégie est ici double, qui vise, d'un côté, une formation diplômante, occidentale, et promeut, de l'autre, l'accès à des savoirs emblématiques du Laos : langue maternelle, arts... dont la connaissance, même partielle, a pour finalité première d'exalter le sentiment communautaire.

Ce modèle duel d'éducation suppose la fréquentation des écoles et des universités de la société d'accueil et la participation conjointe aux activités associatives de la communauté. S'initiant à l'écriture et la lecture de la langue laotienne, les enfants se forment aussi à la musique de khène (l'orgue à bouche lao) ou à la danse classique de l'ancienne cour royale. Ils acquièrent ainsi des compétences formelles que complètent, au quotidien, des apprentissages plus implicites.