Une petite histoire de la socioéconomie

L’économie n’est pas la propriété des économistes. De Max Weber et Georg Simmel à Mark Granovetter et Viviana Zelizer, la socioéconomie met en lumière les arcanes du capitalisme.

« Un économiste indien expliqua un jour à ses étudiants sa théorie personnelle de la réincarnation : “Si vous êtes un économiste bon et vertueux, leur dit-il, vous renaîtrez dans la peau d’un physicien. Mais si vous êtes un économiste méchant et malintentionné, alors vous vous réincarnerez en sociologue.” » Si le chercheur américain Frank Dobbin raconte avec un plaisir manifeste cette histoire (qu’il emprunte à l’économiste Paul Krugman) (1), c’est sans doute parce que les socioéconomistes en son genre se reconnaissent pleinement dans ce trait d’humour.

Rompant avec le partage traditionnel des tâches entre l’économie et les autres sciences sociales – à la première l’analyse des comportements économiques et du fonctionnement des marchés, aux secondes les autres dimensions du social –, une mouvance hétérogène de socioéconomistes mobilise les apports de la sociologie ou de l’anthropologie pour comprendre le fonctionnement des économies capitalistes. Qu’ils viennent des rangs de la sociologie ou qu’ils soient des économistes en rupture de banc, ils s’acquittent de cette tâche avec un évident mauvais esprit. La rationalité des opérateurs financiers ? C’est pour les socioéconomistes une disposition cognitive comme une autre, au fond pas si éloignée des croyances totémiques des Indiens amazoniens.

 

Institutions, réseaux, pouvoir

Le marché ? Loin d’une confrontation anonyme entre offre et demande, ils y repèrent un enchevêtrement de réseaux sociaux où les relations personnelles influent fortement sur les transactions. Les règles de la concurrence ? Plutôt que de l’action réglementaire d’un État veillant à l’intérêt général, elles résultent à leurs yeux de luttes de pouvoir acharnées entre les élites économiques. La monnaie ? Bien plus qu’un simple « lubrifiant » qui faciliterait les échanges, c’est pour eux une institution fondamentale des économies marchandes sans laquelle celles-ci n’existeraient tout simplement pas.

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Institutions, réseaux, pouvoir : à l’heure de se pencher sur les arcanes du capitalisme, la socioéconomie révise ses classiques. Elle se souvient que les fondateurs de la sociologie comme de l’anthropologie ont fourbi leur appareillage théorique au contact des bouleversements économiques de leur époque (encadré ci-dessous). Songeons à Max Weber et à son Éthique protestante et l’esprit du capitalisme (1904-1905) qui sondait la morale sous-jacente à l’expansion capitaliste européenne. Songeons à Émile Durkheim et à sa Division du travail social (1893), où il prenait acte des conséquences de la nouvelle organisation économique sur l’appartenance sociale. Songeons aussi à Georg Simmel et à sa Philosophie de l’argent (1900), récemment redécouvert par les penseurs hétérodoxes du fait monétaire, notamment pour ses réflexions sur les fondements de la confiance dans la monnaie. Songeons encore au Karl Marx du 18 Brumaire de Louis-Napoléon Bonaparte (1852), dont l’analyse des luttes entre élites économiques continue d’inspirer l’analyse du changement institutionnel. Songeons enfin à Marcel Mauss et à son analyse du don comme forme archaïque de l’échange, irréductible à l’intérêt marchand : en proclamant le don comme « fait social total », il incite ceux qui s’en réclament aujourd’hui à penser l’imbrication des dimensions économiques, politiques, symboliques…

Ces rappels montrent bien que la frontière disciplinaire entre l’économie et les autres sciences sociales était, il y a un siècle, loin d’être nettement délimitée. Certes les économistes néoclassiques, à la suite notamment de Léon Walras, commençaient à découper leur objet d’étude dans le tissu social, isolant des comportements (la consommation, la production, l’investissement, etc.) et des institutions (les marchés) et s’attachant à les expliquer par des facteurs strictement économiques (l’intérêt individuel, les préférences, la technologie). Mais les sociologues n’étaient pas les seuls à refuser une telle césure. Les institutionnalistes américains la contestent explicitement. Quand John R. Commons analyse l’influence du droit sur la répartition des richesses, Thorstein Veblen décrit des consommateurs dont les achats sont moins motivés par un hédonisme calculateur que par la recherche du prestige et de la distinction sociale. Quant à l’économie monétaire de John Maynard Keynes, elle ne prend sens que dans un contexte institutionnel qui modèle autant la relation salariale que les croyances des opérateurs financiers.

 

La théorie de l’équilibre général

Pour les fondateurs de la sociologie comme pour les institutionnalistes, l’économie est nécessairement « encastrée » dans la société, comme l’exprimera bientôt Karl Polanyi. Dans La Grande Transformation (1944), l’économiste hongrois met les pendules à l’heure : prétendre « désencastrer » l’économie en instituant un marché autorégulateur, libre de toute entrave sociale, n’est ni plus ni moins qu’une fiction. Fiction cependant dangereuse, qui menace d’« anéantir la substance humaine et naturelle de la société », en transformant le travail (la vie), la terre (le milieu naturel) et la monnaie (une institution politique) en marchandises.

La voie tracée par Léon Walras s’est pourtant imposée parmi les économistes. Remise au goût du jour par le Britannique John Hicks dans les années 1930 (2), reformulée aux États-Unis dans les années 1950 par Kenneth Arrow (prix Nobel 1974, avec J. Hicks) et Gérard Debreu (prix Nobel 1983) (3), la théorie walrassienne de l’équilibre général devient le modèle de référence en économie. Il met en scène une économie en totale apesanteur sociale. Des individus mus exclusivement par la recherche de leur satisfaction individuelle y vendent les biens et services qu’ils possèdent contre ceux qu’ils désirent. L’ordre social y est assuré grâce au seul mécanisme du marché, censé réaliser un état d’harmonie où les désirs individuels sont mutuellement compatibles (l’équilibre général des marchés).

Avec la théorie de l’équilibre général, les économistes néoclassiques se sentent pousser des ailes. L’autosuffisance de l’économie semble désormais fondée : c’est, pensent-ils, en refermant la sphère économique sur elle-même, en débarrassant le plancher du religieux, des groupes sociaux, des institutions politiques, etc. que l’on peut faire de la bonne analyse économique. Plus encore, dotés d’une méthode à la rigueur éprouvée, ils se sentent en droit de s’attaquer à de nouveaux territoires. Dans les années 1970, des néoclassiques s’attachent à transposer leurs instruments d’analyse à l’éclaircissement de questions traditionnelles de la sociologie. Le mariage ? Un problème de maximisation de l’utilité sous contrainte budgétaire, proclame l’économiste Gary Becker (prix Nobel 1992). La transition du féodalisme au capitalisme ? La réponse optimale d’individus rationnels à un changement technologique, affirme l’historien économique Douglass North (prix Nobel 1993).

(1) F. Dobbin, « The sociological view of the economy », in F. Dobbin (dir.), , Princeton University Press, 2004. (2) J.R. Hicks, , Clarendon Press, 1939. (3) K. Arrow et G. Debreu, « Existence of an equilibrium for a competitive economy », , vol. XXII, n° 3, juillet 1954. (4) K. Arrow, « Uncertainty and the welfare economics of medical care », , vol. LIII, n° 5, décembre 1963. (5) G. Akerlof, « The market for “lemons”: Quality uncertainty and the market mechanism », , vol. LXXXIV, n° 3, 1970. (6) J. Stiglitz et A. Weiss, « Credit Rationing in Markets with Imperfect Information », vol. LXXIII, n° 3,1981. (7) K. Arrow, « Uncertainty and the welfare economics of medical care », op.cit. (8) M. Aglietta, , 1976, nouv. éd., Odile Jacob, 1997. (9) B. Coriat, , Christian Bourgeois,1979.(10) B. Théret, , Puf, 1992.(11) M. Aglietta et A. Orléan, , Puf, 1982. (12) M. Granovetter, « Economic action and social structure: The problem of embededness », vol. XCI, n° 3, 1985. (13) L. Boltanski et L. Thévenot, , Gallimard, 1991. (14) M. Aglietta et A. Orléan (dir.), , Odile Jacob, 1998. (15) R. Whitley, « The social construction of organizations and markets: The comparative analysis of business recipes », in M. Reed et M. Hugues (dir.), , Sage, 1992. (16) P. Hall et D. Soskisse, , Oxford University Press, 2001. (17) B. Amable, , Seuil, 2005.(18) V. Zelizer, , Basic, 1987.(19) W. Roy, , Princeton University Press, 1997. (20) R. Boyer, « Marché, État et capitalismes », in F. Vatin et P. Steiner (dir.), , Puf, 2009.