Unité et diversité des cultures

Comment expliquer à la fois la diversité des cultures et leur stabilité à travers le temps et les générations ? Pour répondre à cette question, on peut faire appel à l'hypothèse « modulaire », selon laquelle l'esprit humain est composé en grande partie d'un ensemble de prédispositions cognitives spécialisées.

Les membres d'un groupe humain sont liés les uns aux autres par de multiples flux d'information : ceux-ci comprennent non seulement le contenu des savoirs mais aussi celui des croyances, des hypothèses, des fictions, des règles et des normes, des savoir-faire, des techniques, des plans, des images, etc. Cette information est matérialisée à la fois dans les représentations mentales des individus et dans leurs pratiques. L'information mentalement représentée en un individu est transmise à autrui par le biais de ses actions. Parmi ces actions, la production de représentations publiques, qu'elles soient des paroles ou des écrits, joue un rôle majeur. L'information peut toutefois être communiquée implicitement, ou même être transmise sans être communiquée, même implicitement ? comme quand un novice acquiert un savoir-faire par observation et imitation.

La plupart des informations transmises entre êtres humains portent sur des circonstances locales et passagères, et ne se diffusent guère au-delà. Mais certaines informations, généralement plus pertinentes, sont transmises de façon répétée et se propagent dans un groupe entier. Lorsqu'on parle de « culture », on fait référence à ces informations largement distribuées à travers une population et à leurs réalisations matérielles dans les cerveaux des individus (sous forme de représentations mentales) et dans l'environnement que ces individus partagent (sous forme de comportements et d'artefacts divers, notamment de représentations publiques).

Le Petit Poucet

Si on veut par exemple expliquer pourquoi Le Petit Poucet s'est diffusé oralement dans tout l'espace européen, génération après génération, tandis que tant d'autres récits produits dans la vie quotidienne n'ont engendré aucune tradition, il faut se pencher sur le processus même de la tradition orale qui est faite d'une myriade de microévénements mentaux et publics. Chaque narrateur d'un conte traditionnel en a été plusieurs fois l'auditeur et a dû s'en faire une représentation mentale (une histoire mémorisée) avant de pouvoir en faire une représentation publique (une narration) à l'usage de nouveaux auditeurs. Certains de ces auditeurs sont devenus à leur tour des narrateurs. Si le conte s'est stabilisé, c'est qu'il a recruté à chaque génération suffisamment de nouveaux narrateurs qui ont voulu et su le restituer assez fidèlement. On a affaire, dans ce cas, à un enchaînement causal de narrations et d'histoires mémorisées (voir le schéma p. 74).

La résilience culturelle du Petit Poucet tient en particulier au fait que chaque épisode public a causé des épisodes mentaux et qu'un pourcentage suffisant d'épisodes mentaux a causé des épisodes publics, sans quoi le conte aurait disparu. Comment a-t-il pu en être ainsi ? Examinons de plus près les chaînons de cet enchaînement.

publicité

Chaque individu ayant joué un rôle dans la propagation du conte a dû être capable de comprendre, de synthétiser et de mémoriser le contenu de plusieurs narrations, puis de reformuler l'histoire mémorisée sous la forme d'une narration et, bien sûr, a dû être motivé à le faire, par exemple par une demande de ses auditeurs (« S'il te plaît, grand-mère, raconte-nous Le Petit Poucet ! »). Pour expliquer le succès du conte, en tout cas durant la période où ce succès aura dépendu de la seule transmission orale, il faut donc montrer en quoi ce récit était particulièrement aisé à comprendre, à mémoriser et à raconter, et mettre en évidence ce qui aura pu motiver les auditeurs à y prêter attention et les narrateurs à le raconter. Les facteurs qu'on pourra invoquer auront trait pour une part aux conditions locales des sociétés et des milieux où le conte était transmis, mais aussi aux dispositions cognitives et motivationnelles générales de l'esprit humain. Vu la diversité des contextes sociaux et culturels où, à travers les pays et les siècles, ce conte particulier a prospéré, on peut penser que les facteurs généraux auront ici un grand rôle explicatif à jouer. D'autres récits de tradition orale, comme les mythes fondateurs de telle ou telle dynastie, ont une diffusion bien plus étroitement liée à des facteurs locaux.

Un conte est un cas particulièrement simple de phénomène culturel puisque les chaînes causales qui assurent sa distribution sont faites d'une alternance entre des représentations mentales et des représentations publiques de ce conte. La plupart des phénomènes culturels n'ont pas cette simplicité. En tout cas, quelle que soit sa complexité, l'explication causale d'un phénomène culturel devra faire appel aux deux types d'épisodes, mentaux et publics, et montrer pour chacun d'eux comment il entraîne les épisodes suivants dans la chaîne causale. Pour cela, il faut faire appel à des facteurs en partie locaux et en partie propres aux dispositions psychologiques générales des humains. Des facteurs locaux sont impliqués dans l'explication des variations culturelles. Des facteurs généraux sont impliqués dans l'explication de la possibilité même de la culture et de sa variabilité.