Vertige de l'orgueil

Spéculation, privatisations, fin de l’État providence, jihadisme et capitalisme débridé… Selon Naomi Klein, nous sommes entrés dans un monde où l’orgueil règne en maître.

Un Disneyland à Bagdad ! Est-ce une blague ? La nouvelle trône dans la version Internet du quotidien britannique The Times du 24 avril 2008 (1) : Walt Disney Company, fer de lance de la culture américaine, ouvrira un parc d’attraction fin juillet 2008 dans la Zone verte, enceinte ultrasécurisée au cœur de Bagdad, capitale en ruines de l’Irak, l’un des coins les plus pauvres et les plus violents qui aient jamais existé sur notre planète ! Le monde en est-il arrivé à un tel degré de cynisme que l’on puisse implanter dans une ville ravagée un tel complexe ?

Un livre récent de la journaliste Naomi Klein (2) offre une grille de lecture susceptible de nous aider à comprendre les motifs d’un si surréaliste investissement. Dans La Stratégie du choc, l’essayiste, icône de la mouvance altermondialiste, décortique ce qu’elle appelle « la montée d’un capitalisme du désastre ». Elle y analyse l’orgueil démesuré d’une poignée de ploutocrates qu’elle accuse, depuis quelque trois décennies, de briser le monde pour le reconstruire afin d’en extorquer toujours plus de profits.

Le premier chapitre de La Stratégie du choc pose d’emblée la question : peut-on effacer un esprit humain ? Le peler tel un oignon de ses différentes couches de conscience, afin de recréer sa personnalité à partir d’une page blanche ? L’entreprise évoque l’ambition d’un dieu pervers. C’est pourtant ce qu’entreprirent de faire dans les années 1950 Ewen Cameron, un psychiatre affilié à la CIA, et quelques autres, dans des cliniques privées états-uniennes et canadiennes. Saturés de psychotropes, brisés au fil de multiples séances d’électrochocs, maintenus en état d’isolation sensorielle, des centaines de patients initialement traités pour des troubles mineurs de la personnalité basculèrent dans la régression infantile et la folie. Si E. Cameron et ses émules ne parvinrent jamais à façonner de nouvelles personnalités, leurs acquis furent compilés dans un manuel de référence, le Kubark, utilisé aujourd’hui sur toute la planète par une internationale très active, celle des tortionnaires.

Une foire aux enchères dérégulée

Pour l’auteure, cet orgueil absolu qui entendait refaçonner les individus pour mieux les soumettre trouva sa version sociétale dans les doctrines défendues par l’économiste Milton Friedman (1912-2006). L’apôtre du néolibéralisme se fit en effet le promoteur, par le biais de l’école de Chicago, d’un capitalisme sans entraves. À cet égard, il rompait diamétralement avec son collègue John M. Keynes. Ce dernier recommandait, pour sortir des crises, un engagement raisonné des États. M. Friedman appelait quant à lui à la délégation au privé de toutes les fonctions publiques : éducation, sécurité sociale, accès aux biens primaires tels l’eau, le logement ou l’électricité, régulation des marchés – financiers notamment –, voire du militaire. Une foire aux enchères dérégulées, assurant par délégation de service public l’ensemble de ces fonctions, ne pourrait que mieux s’en tirer que l’État, réduit dès lors au rang de tiroir-caisse en charge de collecter les impôts. Hélas, les populations concernées ne renonçant pas spontanément aux acquis de l’État providence, il fallait trouver un moyen de faire passer la pilule. Et M. Friedman et ses disciples d’appeler les hommes politiques à « imposer d’un seul coup, immédiatement après une crise, les réformes économiques douloureuses, avant que les gens n’aient eu le temps de se ressaisir ». Le capitalisme du désastre, vu par N. Klein comme l’extension à grande échelle du domaine de la torture, entend donc progresser à la faveur des chocs subis par les populations et les gouvernements ciblés. Ces chocs peuvent être orchestrés ou opportunément exploités, peu importe, du moment qu’ils traumatisent les sociétés et éradiquent des consciences collectives tout sentiment d’identité.

• Philippe Droz-Vincent, La Découverte, 2007.• Ali Laïdi, Calmann-Lévy, 2006.• Patrick Artus et Marie-Paule Virard, La Découverte, 2008.• Jean Ziegler, Fayard, 2005, rééd. LGF, 2008.