Une stricte séparation des sphères privées et publiques ne va pas de soi, tant elles apparaissent entremêlées dans tous les secteurs de nos vies. L’existence de l’individu, par-delà sa seule réalité biologique, se produit au travers d’interactions constantes entre des dispositions et un parcours personnels d’une part, une conjoncture sociale et historique de l’autre (encadré ci-dessous). Avant de parler de frontières, de bornage, mais aussi de zones grises et de brouillages, il est donc nécessaire de définir ce que chacune recouvre.
Dans le privé, il faut distinguer le « privé » soit ce qui relève de la sphère personnelle et domestique, et l’« intime » qui renvoie à un autre ordre de chose s’apparentant à l’intériorité du sujet. Dans ses Confessions, saint Augustin (354-430) décrivait celle-ci comme le site d’une intériorité profonde et d’une certaine façon redoublée : ce qui est « plus intérieur à moi que ce que j’ai de plus intérieur » (« tu autem eras interior intimo meo »). Plus près de nous, le sociologue Jean Baechler précise que la sphère intime est « l’espace où l’individu trouve son identité, sa personnalité et son individualité »1.
Pour qu’elle puisse s’éprouver et avoir du sens cependant, la présence d’autrui est nécessaire. L’intimité suppose l’altérité, car la dimension relationnelle conditionne un type particulier de subjectivité. C’est ainsi que le philosophe Michael Fœssel distingue l’intime du privé : « Nos sentiments “intérieurs” sont des rapports avec les autres et non les propriétés d’un moi solitaire 2. »
Dans L’Autre à distance (2021), j’insiste pour ma part sur ce qui différencie l’intime de l’intimité :
• L’intime est la couche la plus profonde de notre intériorité. S’y expriment la teneur – et ses fluctuations – du rapport singulier que l’on entretient à soi-même et aux autres. Il est un monologue intérieur incessant qui introduit au sentiment d’exister. Il est un interstice par lequel s’immisce et se diffracte intérieurement l’expérience sensible du monde et de soi dans le monde. L’intime est à la fois un opérateur de la conscience et la matière même de l’inconscient.
• L’intimité quant à elle circonscrit l’espace de la vie privée où vont se déployer les relations nouées avec le cercle des proches et familiers. Elle exprime les modalités de ce vécu relationnel, la teneur des expériences affectives, des arrangements comme des arbitrages dont il relève. Contrairement à l’intime qui est d’abord une intériorité, l’intimité suppose une extériorité dans la mesure où elle se nourrit des échanges avec autrui qui en sont la matière même.