L’évolution foudroyante des techniques de communication a-t-elle mis en danger notre vie privée ? Est-ce un hasard si les entreprises les plus emblématiques du monde globalisé, les fameuses GAFA (Google, Apple, etc.), ont annoncé qu’elles financeraient des assurances santé incluant le prélèvement d’ovocytes pour celles de leurs salariées qui désirent retarder le moment d’avoir des enfants ? Soft paternalism hurlent certains qui y voient l’exemple même de la mort de la vie privée menacée par un corporate Big Brother prêt à tout pour maximiser la productivité de ses salariés. Curieuse évolution répondront d’autres, conscients des efforts historiques menés par le capitalisme pour faire exister une vie privée inaliénable. Car si la protection officielle de la vie privée est très récente, la lutte pour la faire exister et la défendre est ancienne.
« L’air de la ville rend libre »
Max Weber fait remonter les prémices de l’espace privé à l’organisation des cités médiévales. Ce n’est pas un hasard si on oppose alors le dicton « Stadtluft macht frei » (« L’air de la ville rend libre ») au maître qui perd le droit d’asservir un esclave ou un serf installé depuis plus d’un an en ville. L’Espace public (1992) de Jürgen Habermas raconte la suite. Le développement du capitalisme marchand amène les producteurs et commerçants à échanger des informations à propos de leurs affaires. Cet échange épistolaire d’informations est la manifestation d’un espace réservé à des personnes privées. Face à cela, l’État va déployer une administration. Entre les deux naît l’espace public. Et c’est au libéralisme comme courant de pensée que revient la tâche de défendre la frontière entre le public et le privé. Long combat, contre l’Église catholique d’abord. En 1864, le pape Pie IX dans son Syllabus fustige encore ce libéralisme politique qui ose affirmer que la religion catholique concerne la seule sphère privée, comme si le royaume de Dieu pouvait être ainsi limité. Mais c’est trop tard : la frontière entre espace privé et espace public a creusé son lit. Un second adversaire est sur le point d’être défait : le marxisme lui aussi échouera à faire admettre que tout de la vie de l’homme doit être politique, que cette soi-disant frontière est une création bourgeoise. Karl Marx annonçait pourtant, avec le communisme, la réconciliation entre l’homme privé (extracteur de la force de travail) et l’homme public émancipé, les deux fondus en l’homme universel.