Vivre sous emprise

John Gierach, grand pêcheur à la mouche devant l’éternel, est obnubilé par sa passion. Dans Même les truites ont du vague à l’âme (Gallmeister, 2011), il raconte que lorsqu’il a connu sa femme, il l’avait prévenue : « Je ne fume pas, je ne bois pas, je suis un type fidèle, mais je dois t’avertir : je suis pêcheur à la mouche. » Vingt ans plus tard, elle reconnaissait qu’à tout prendre, elle aurait peut-être préféré les trois autres vices.

Un de mes amis se définit comme « obsédé textuel ». Pas sexuel, textuel ! Et de m’expliquer les signes de sa « texicomanie ». « Je suis obsédé par la lecture. Je ne conçois pas une journée sans un moment libre pendant lequel me mettre à l’écart pour lire au moins quelques pages. Il me faut une dose quotidienne, sans quoi je me sens mal.

– Mais c’est une passion, pas une addiction !

– Quelle différence ? Mon envie de lecture va bien au-delà de toute consommation raisonnable. Ma vie est dominée par les livres. Chez moi, les bibliothèques croulent sous le poids des livres ; les piles s’amoncellent. Je deviens de plus en plus un “no life”, coupé du monde et centré sur mon paradis artificiel. J’ai une soif insatiable et j’en ramène toujours de nouveaux à la maison, comme un boulimique. Je ne peux pas passer devant une librairie sans craquer. Sans parler du syndrome de manque quand je suis privé de lecture. Je me sens aussi comme un drogué qui se shoote à la lecture pour fuir le monde réel. Il y a quelque chose qui relève aussi de l’achat compulsif dans ma maladie.

– Diable ! Ça à l’air grave ! Il faudrait peut-être que tu te soignes. »

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En principe, l’addiction peut s’appliquer à toute une série de comportements. Les récents traités d’addictologie distinguent en général les addictions avec produits (alcool, tabac, drogue, psychotropes, parfois thé et café) et les addictions sans produits (jeux pathologiques, cyberaddiction, achats compulsifs, addiction au travail [workalcoholism], sport ou sexualité). Et – pourquoi pas ? – la télévision, le chocolat, la collection de timbres ou, donc, la lecture… Et même l’amour. Stanton Peele, le psychiatre américain qui a révolutionné l’approche de l’addiction considère que l’amour passionnel possède tous les critères de la dépendance : le besoin irrépressible de la présence de la personne aimée, un désir incontrôlé, les idées obsédantes tournées vers l’être aimé, le syndrome de manque en cas d’absence (1)

L’addiction est une idée nouvelle. Pendant longtemps, l’alcoolisme, le tabagisme et les diverses toxicomanies relevaient de champs scientifiques et cliniques différents. Ce n’est que depuis les années 1980 que le terme « addiction » a émergé – d’abord dans le vocabulaire de la psychiatrie nord-américaine – pour désigner des phénomènes communs à toute une série de dépendances avec ou sans substances. C’est ainsi qu’est apparue une nouvelle discipline, « l’addictologie », qui regroupe des domaines jusque-là séparés.

 

La perte de la liberté de s’abstenir

Le rapprochement entre les différentes dépendances s’appuie sur une évidence apparente : il n’y avait guère de raison de ne pas réunir l’alcool, le tabac et les drogues dans une catégorie commune. Le rapprochement avec des addictions sans produits (le jeu, les achats compulsifs) était moins évident : la dépendance est un phénomène si général (nous sommes dépendants par nature) que l’on voit mal comment isoler un phénomène addictif parmi d’autres. « Nous naissons tous dépendants », souligne William Lowenstein, spécialiste des addictions (2).

La dépendance n’est peut-être pas un critère suffisant pour parler d’addiction. Il est possible que ne pouvoir se défaire d’un comportement soit un critère plus restreint. Le médecin français Pierre Fouquet avait défini l’alcoolisme comme « la perte de la liberté de s’abstenir » : voilà une bonne définition de la dépendance qui peut facilement être généralisée à d’autres produits ou pratiques.

Mais, du coup, où situer les limites ? Si le tabac, l’alcool, les drogues et les médicaments psychotropes créent des dépendances comprises, pourquoi ne pas y inclure le chocolat ou le sucre ? Il a été démontré en 2007 par une équipe de chercheurs de l’université de Bordeaux que le sucre a un potentiel d’addiction supérieur à la cocaïne (3) ! Toutes les personnes qui cherchent à perdre du poids avec grand mal peuvent selon les mêmes critères être considérées comme addict à la graisse, aux féculents ou aux sucreries. En matière d’addiction sans produits, pourquoi ne pas y intégrer la télévision (trois heures et demie quotidiennes dans les pays développés) ? L’écrivain Jean-Philippe Toussaint a écrit un roman autobiographique racontant l’histoire d’un homme cherchant à se défaire de l’emprise de la télévision. Les premiers temps, il ressentait tous les signes du manque : nervosité, difficulté de se concentrer sur d’autres choses, envie irrépressible d’allumer son poste (4). Certains ressentent la même chose lorsqu’ils sont privés de leur ordinateur.