La carrière scientifique d’Yves Coppens (1934-2022) est le symbole d’une époque révolue, où décrocher un poste était chose aisée : une rencontre, une opportunité pouvait vous propulser dans les hautes sphères ; n’est-il pas rentré au CNRS à 22 ans, en tant qu’attaché de recherches ? Il faisait partie des fab fours de la préhistoire bretonne, avec Pierre-Roland Giot, Jean L’Helgouac’h et Pierre Briard, les quatre mousquetaires qui firent rentrer l’étude des vestiges armoricains dans la modernité scientifique. Ils démontrèrent, entre autres, la grande ancienneté des menhirs et dolmens, beaucoup plus vieux que les pyramides d’Égypte. Mais ramasser des morceaux de four à sel gaulois et prospecter parmi les mégalithes ne suffisait pas à ce marin, qui se vantait d’être « né dans l’eau ». Il lui fallait des voyages.
Rêvant déjà d’anthropologie physique (c’est-à-dire l’étude des fossiles humains), il s’en ouvrit au professeur Jean Piveteau à la Sorbonne. Celui-ci doucha son enthousiasme : de même qu’aujourd’hui, les sites à fouiller, c’était « chasse gardée ». Il se rabattit alors sur les mammouths, dont il devint l’un des meilleurs spécialistes, soutenant sa thèse sur ce sujet à l’âge de 26 ans : la galerie de paléontologie du Muséum national d’histoire naturelle abrite d’ailleurs l’un des squelettes qu’il a remontés, le mammouth de Liakov. Un week-end de Pâques, en 1957, il fut même appelé au Muséum pour disséquer un éléphant, ce qui lui prit plusieurs mois. Il fut encore sollicité à la fin des années 1990 pour étudier un spécimen congelé de Sibérie : le fameux « mammouth Jarkov », transporté par hélicoptère dans sa gangue sédimentaire et partiellement dégagé au sèche-cheveux. Ce fut l’occasion d’étudier non seulement un spécimen bien conservé, mais aussi tout le sédiment qui l’entourait, renfermant des pollens et des microfossiles qui fournissent de multiples informations sur le climat, la faune et la flore qui l’entouraient.
Présent au bon endroit au bon moment (une constante chez lui !), protégé par le paléontologue Camille Arambourg, sommité de l’époque, il put enfin partir dans les déserts du Tchad, et participer à la course au plus vieil ancêtre de l’humanité. C’est là qu’il mit au jour, en 1961, le Tchadanthropus uxoris (« l’homme du Tchad de l’épouse ») nommé ainsi en hommage à sa première femme, qui le suivait alors sur le terrain. Ce fossile est encore aujourd’hui controversé quant à sa datation ainsi que son attribution taxonomique (Y. Coppens expliqua ensuite qu’il s’était un peu trop emballé). Le tchadanthrope servit en tout cas au tout jeune État tchadien de symbole identitaire et procura à Y. Coppens un début de notoriété : pour la presse, il fut alors « l’homme du Tchad ».
Le « Papa de Lucy »
Mais c’est bien sûr la codécouverte en 1974, en Éthiopie, de Lucy, qui était alors le squelette d’australopithèque le mieux conservé, qui le rendit célèbre : il devint alors le « papa de Lucy ». Cet Australopithecus afarensis, daté d’environ 3,2 millions d’années, fut un temps considéré comme l’ancêtre de notre lignée, avant d’être relégué sur un rameau éloigné de notre buisson évolutif par la découverte d’autres spécimens moins primitifs et plus engagés dans ce processus évolutif. Surnommer ce fossile étiqueté « AL 288-1 » d’après la chanson des Beatles Lucy in the Sky with Diamonds fut une excellente trouvaille marketing du géologue Maurice Taieb (qui découvrit le site) et des paléoanthropologues Donald Johanson et Y. Coppens. C’est ce dernier qui en récolta cependant les fruits, ce qui le conduisit à occuper la chaire de « paléoanthropologie et préhistoire » au Collège de France, où il enseigna de 1983 à 2005. M. Taieb en conçut quelque amertume, et Y. Coppens ne cessera jamais de s’en justifier dans ses livres et ses conférences, arguant que ce n’était pas sa faute si c’était lui qui attirait la lumière. C’est que, contrairement à son collègue, il avait compris qu’on venait de changer d’époque : nous étions rentrés dans l’ère de la communication à outrance, de la formule qui fait mouche. Y. Coppens en a certes usé et abusé, au point de susciter parfois moqueries et jalousies, ainsi qu’il le reconnaît dans son dernier ouvrage posthume, Une mémoire de mammouth.