À la recherche de la bonne décision

Que se passe-t-il dans la tête des (bons) joueurs de rugby ? On parlait autrefois d’intuition ou d’inspiration. Aujourd’hui, c’est au tour de la psychologie de l’action d’entrer sur le terrain.
« Quand je reçois le ballon, je ne vois plus personne, je me dis : c’est pour moi ! Je pars pour le marquer, mais sur la droite, j’aperçois que ça bouge (…). À ce moment-là, je n’ai pas cherché à savoir si j’étais à deux mètres ou à dix de la ligne. J’ai pensé à la continuité de l’action. Il fallait qu’elle aille au bout et tout naturellement, j’ai passé ce ballon (1). » Que s’est-il passé à ce moment-là dans la tête de Guy Accoceberry, demi de mêlée du XV de France en 1994, qui s’apprêtait à marquer l’essai contre les All Blacks et à gagner une gloire personnelle ? Quels sont les facteurs décisionnels et émotionnels qui interviennent dans ces choix d’actions ? Entre l’esprit d’équipe et le désir d’exploit individuel, quand et comment le joueur doit-il faire bonne mesure ? Pour Daniel Bouthier, ancien entraîneur devenu psychologue, il est temps aujourd’hui d’utiliser les moyens de la recherche pour « optimiser le jeu » de rugby, dont on sait que parmi d’autres sports, il repose sur une part importante d’improvisation.
Jusqu’ici, d’ailleurs, le monde du rugby en tirait plutôt satisfaction. Ainsi, selon Sébastien Darbon, ce sport « n’a pas été le théâtre d’une (…) recherche maniaque de l’efficacité ». Au contraire, héritage d’une longue période d’amateurisme volontaire, le rugby a longtemps tenu pour secondaire la planification au profit de l’intuition et de l’improvisation. À cet égard, il s’oppose radicalement à son cousin le football américain, presque entièrement fondé sur la planification de l’action et la mise en œuvre d’automatismes rapides.

Comment« être rugby » ?

« Les histoires de rugby parlent de collectif et sanctifient la solidarité. Dans le Sud-Ouest, on utilise même l’expression “être rugby” pour dire cela », rappelle D. Bouthier. Résumons : s’il n’y a ni planification impérative de l’action ni recherche de l’exploit personnel, comment s’établit l’équilibre menant aux actions collectives ? Quels sont les espaces laissés aux raisonnements et aux motivations individuelles du joueur ?
D. Bouthier et son ancien élève Alain Mouchet, aujourd’hui maître de conférence à l’université Paris-XII, cherchent à comprendre les logiques de chaque joueur. L’enjeu ? Permettre à des joueurs hétérogènes, issus de cultures, de clubs différents, de jouer ensemble et de former rapidement une équipe solidaire et efficace. Pour cela, il ne suffit pas de développer les compétences stratégiques, tactiques et techniques, mais aussi de parvenir à regrouper les joueurs autour de valeurs partagées, d’un projet de jeu consensuel, de règles de vie en commun élaborées et acceptées par tous. « Nous cherchons à développer des techniques pour améliorer ce référentiel commun, situé à l’interface entre expérience partagée et vécu subjectif », explique A. Mouchet.
Revenons donc en 1994 avec G. Accoceberry : le voilà donc qui au dernier instant cède le ballon à Jean-Luc Sadourny, qui marque contre les All Blacks un essai qualifié de « du bout du monde » par la presse unanime. Pourquoi a-t-il fait cela ? « Tout naturellement, écrit S. Darbon, parce que ce sont les valeurs traditionnelles du rugby que l’on enseigne à Tyrosse. » Il veut dire : Saint-Vincent de Tyrosse, une commune de 6 000 habitants entre Dax et Bayonne dont l’équipe se retrouve parfois reléguée en deuxième division. Mais c’est un vivier de grands joueurs, car on y apprend la « culture du rugby » qui reste, semble-t-il, et quels que soient les progrès des techniques d’entraînement, l’alpha et l’oméga de la bonne décision.