À la recherche des lois fondamentales des sociétés Entretien avec Bernard Lahire

En se coupant de la biologie, les sciences sociales ont perdu l'ambition de dégager les lois générales des sociétés humaines et non humaines. Un défi que le sociologue tente de relever dans son dernier ouvrage, qui fait la synthèse de plus de 150 ans de recherches sur le vivant.

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Fervent défenseur des sciences sociales (voir par exemple, Pour la sociologie, 2016), le sociologue Bernard Lahire publie à la rentrée 2023 une synthèse de plus de 900 pages sur les grands principes qui régissent le fonctionnement des sociétés. Pour arriver à ce résultat, il a comparé les sociétés humaines et non humaines (animales, végétales). Mêlant sociologie, biologie et éthologie, ce chercheur tout-terrain fait voler en éclat les frontières disciplinaires, et confirme l’intérêt d’une approche globale du vivant à l’heure de l’Anthropocène.

Pourquoi avez-vous décidé d’écrire ce livre ?

Ce qui m’a incité à entreprendre cette recherche, c’est tout d’abord le sentiment que les sciences sociales ont accumulé beaucoup de connaissances au cours de ces 150 dernières années, mais qu’elles peinent à synthétiser leurs acquis, voire qu’elles refusent l’idée que ce soit possible. Les chercheurs ont le sentiment qu’ils doivent repartir plus ou moins de zéro à chaque nouvelle recherche. C’est la fameuse « éternelle jeunesse » présupposée de ces sciences dont parlait Max Weber. La situation scientifiquement mal assurée des sciences sociales est renforcée par la division disciplinaire (sociologie, histoire…) et sous-disciplinaire du travail. Par exemple, lorsqu’on travaille comme je l’ai fait (Ceci n’est pas qu’un tableau, 2015) sur ce qu’on appelle les phénomènes de magie sociale, on constate que les contributions scientifiques sont dispersées entre les anthropologues qui ont traité de magie, de mana, etc. ; les historiens des religions et du sacré, qui eux-mêmes sont spécialisés par époque ; des linguistes qui travaillent sur les actes performatifs, des sociologues qui parlent de charisme, de prestige, de pouvoir symbolique, etc. Au bout du compte, cette spécialisation n’aide pas à rendre visibles des mécanismes généraux et transhistoriques.

Et puis nous vivons dans un climat général de « fin possible de l’espèce », avec le dérèglement climatique et la destruction massive de la biodiversité, qui force à reposer des questions simples et fondamentales sur la nature sociale particulière d’Homo sapiens. Les grandes propriétés de l’espèce humaine permettent de comprendre comment se structurent leurs sociétés. C’est pourquoi j’ai cherché à identifier ces propriétés par une comparaison à la fois entre les différentes sociétés humaines, et entre ces dernières et différentes sociétés animales non humaines.

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Vous vous inscrivez à contre-courant du relativisme, en cherchant à identifier des régularités dans l’histoire des sociétés humaines et non humaines…

Je montre en effet que la structuration des sociétés humaines n’est pas variable à l’infini. L’étude des singularités culturelles (tel type de société, à telle époque, etc.), qui préoccupe principalement les sciences sociales, empêche de voir les grands invariants sociaux et les lois générales.

Ces derniers ne peuvent apparaître que lorsqu’on compare les différents types de sociétés humaines ayant existé, et mieux encore, lorsqu’on compare ces sociétés avec des sociétés animales. Comme toujours, la comparaison seule permet de voir le commun et le spécifique. Malheureusement, les chercheurs en sciences sociales pratiquent peu les grandes comparaisons entre sociétés (comme le faisait l’anthropologue Alain Testart 1) et ignorent à peu près tout de ce qui s’étudie du côté de la biologie évolutive, de l’éthologie ou de l’écologie comportementale, en matière d’organisation sociale et de comportements sociaux des animaux non humains.

Quels sont les principaux points communs entre les humains et les autres vivants, selon vous ?

On a tendance à faire de l’espèce humaine une exception dans l’ensemble du vivant. C’est cette arrogance qui amène à distinguer l’humain de l’animal, alors que l’humain est bien évidemment aussi un animal, produit, comme les autres, d’une longue histoire évolutive. Homo sapiens est à la fois une espèce qui partage de nombreuses propriétés cellulaires, anatomiques, morphologiques, sociales et comportementales avec d’autres espèces, et une espèce qui a ses spécificités. Mais on pourrait dire la même chose des abeilles, des corbeaux ou des bonobos.