À quoi sert l'histoire ? Rencontre avec Patrick Boucheron

L’histoire ne mérite pas une heure de peine si elle ne vise pas à émanciper l’humanité, affirme Patrick Boucheron, qui vient de faire son entrée au Collège de France.

Le 17 décembre 2015, dans l’amphithéâtre Marguerite-de-Navarre du Collège de France, Patrick Boucheron délivrait sa « leçon inaugurale », rituel d’entrée dans cette prestigieuse institution lorsque l’on a obtenu l’honneur d’en devenir l’un des professeurs. À la suite de grands noms des sciences sociales qu’il cite souvent tels Michel Foucault, Pierre Bourdieu, Georges Duby…, cet historien médiéviste sera chargé de la chaire « Histoire des pouvoirs en Europe occidentale, 13e16e siècle ».

Décembre 2015, c’est aussi le moment où la France vit dans la sidération des tragiques attentats du mois précédent. Ce n’est peut-être pas un hasard s’il a intitulé sa leçon « Ce que peut l’histoire ». Il ne manque pas d’ailleurs de les évoquer d’emblée. L’histoire a trop souvent tenu les émotions à l’écart, confiera-t-il dans l’entretien qu’il nous a accordé. « Que met-on de son humaine condition dans la démarche de l’historien ? »

Son grand-père lui offrait à chaque anniversaire un volume des œuvres complètes de Victor Hugo. Un passage lui revient : « Tenter, braver, persister, persévérer, être fidèle à soi-même, prendre corps à corps le destin, étonner la catastrophe par le peu de peur qu’elle nous fait, tantôt affronter la puissance injuste, tantôt insulter la victoire ivre, tenir bon, tenir tête ; voilà l’exemple dont les peuples ont besoin, et la lumière qui les électrise. » Un beau message en cette période…

Chargé de la collection « L’univers historique » aux éditions du Seuil, membre actif du comité éditorial de la revue L’Histoire, la riche bibliographie de cet homme de 50 ans atteste de la pluralité des intérêts. On y repère deux ouvrages sur la peur, ce qui lui a valu d’être assailli par les médias.

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Dans Conjurer la peur 1, où il analyse la fresque Les Effets du bon et mauvais gouvernement peinte en 1338 dans le palais communal de Sienne, il la voit comme une arme des dominants pour faire obéir les dominés. Mais la peur instrumentalisée comme outil de répression, est-ce un cas de figure qui s’applique dans la conjoncture actuelle ?

P. Boucheron se fait plus nuancé. Son deuxième petit livre sur le sujet est un dialogue avec l’Américain Corey Robin, historien des politiques de la peur depuis le 11 septembre 2001 2. Lorsqu’il est conçu, à la fin de l’année 2014, « il est question d’une peur démocratique, à propos du Front national. La peur peut être utile, il s’agit alors d’une peur vigilante… »

P. Boucheron s’exprime alors sur le débat actuel à propos de la prolongation de l’état d’urgence qui risquerait de menacer nos libertés : « Pour ma part, je ne vois pas en quoi le projet de constitutionnaliser l’état d’urgence en France ferait sombrer la République française dans un état d’exception qui est pour un philosophe comme Giorgio Agamben, le seuil d’indistinction entre la force et le droit. La peur que l’état d’urgence serait un Patriot Act à la française est déplacée. Ce qu’elle risque de produire est une dégradation de la vie sociale autrement plus pernicieuse. L’avenir nous dira si j’ai raison… »