Trois questions à...Christian Bouquet

Afrique : des mercenaires aux seigneurs de guerre

Mercenariat, consulting, mise en coupe réglée de territoires et délégation d’opérations de maintien de l’ordre… Les formes des conflits en Afrique évoluent.

On associe aujourd’hui la privatisation de la violence au théâtre irakien, tout en évoquant parfois un « laboratoire africain ». Des acteurs privés ont-ils joué et joueraient-ils encore un rôle dans les conflits en Afrique ?

Les acteurs privés de la violence ont incontestablement joué un rôle dans les conflits africains. Ainsi, ceux que l’on surnommait les « affreux » mirent la province zaïroise du Katanga en coupe réglée de 1960 à 1963. Des « chiens de guerre » furent ensuite engagés dans la guerre du Biafra (1967-1970) ou dans les conflits coloniaux du Mozambique et de l’Angola. Il y a également eu les « faiseurs de rois », comme le Français Bob Denard, impliqué dans deux coups d’État successifs aux Comores (1975 et 1978), et devenu lui-même pendant quelques jours à la fin de l’année 1989 le chef de ce micro-État de l’océan Indien. Ainsi des centaines de mercenaires étrangers sont-ils intervenus sur le continent africain dans des guerres qui étaient, pour la plupart, intestines.
Peut-on pour autant parler d’un « labo­ratoire africain » ? Pas sur cette base, car ces histoires s’inscrivaient le plus souvent dans le cadre d’une lutte anticommuniste à laquelle adhéraient de nombreux anciens militaires occidentaux, soucieux de donner à leur engagement une sorte de vernis idéologique, souvent sincère, d’ailleurs. Après la chute du Mur de Berlin, bon nombre de ces « soldats perdus » se sont retrouvés dans des officines militaires privées. Sur le continent africain, la plus célèbre fut Executive Outcomes, basée en Afrique du Sud et chargée de basses besognes notamment en Angola et en Sierra Leone, mais aussi de la « sécurisation » de plusieurs gisements pétroliers. Elle a été dissoute en 1998 par les autorités de Pretoria. Même si l’un de ses fondateurs, Simon Mann, vient d’être condamné à plus de trente ans de prison pour avoir envisagé de renverser le président équato-guinéen Obiang Nguema en 2004, on peut considérer que leur époque est révolue.

En sus des mercenaires proprement dits, n’y a-t-il pas eu en Afrique d’autres intervenants privés, engagés par exemple comme conseillers militaires ?

Si le temps des mercenaires à l’ancienne est terminé, d’autres acteurs privés sont apparus (ou réapparus). Du côté des pouvoirs en place, on note le rôle croissant des « consultants », qui peuvent aussi bien s’occuper de la formation des troupes dites d’élite (les gardes présidentielles) que du renseignement (écoutes), ou encore des marchés d’armement. En provenance des pays de l’Est viennent également des pilotes pour les avions ou hélicoptères soviétiques ou chinois qui équipent encore les armées de l’air de nombreux pays africains.
Mais la déliquescence des États a favorisé l’émergence, dans des zones de non-droit souvent riches en matières premières à haute valeur ajoutée (or, diamant, coltan), de pouvoirs occultes tenus par des seigneurs de guerre. Ceux-ci ont bien compris qu’avec un peu d’argent, on pouvait recruter, armer (et droguer) des centaines de miliciens, souvent des enfants soldats, et mettre en coupe réglée des territoires de plus en plus vastes. Cet aspect de la privatisation de la violence est certainement le plus préoccupant, et le plus lourd de conséquences dans une perspective géopolitique à moyen terme. Mais, là encore, l’Afrique n’a rien inventé.

Peut-on dire que les recours au mercenariat ou au consulting de sécurité en Afrique préfiguraient une actuelle évolution de la guerre vers la sous-traitance ? Ou estimez-vous que les deux phénomènes n’ont rien à voir, les conflits africains ne pouvant être comparés aux guerres menées par les États-Unis ?

Il n’est pas sûr qu’il y ait véritablement filiation, et les conflits africains ne peuvent être comparés avec ce qui se passe en Irak ou en Afghanistan. L’évolution vers une sous-traitance « officielle » suppose des moyens financiers très importants que peu de pays africains peuvent mobiliser. Ils ne peuvent recourir qu’à des appuis plus ou moins dissimulés, en s’exposant à tomber sous le coup de la Convention de 1989 (contre le recrutement, l’utilisation, le financement et l’instruction de mercenaires) à laquelle les chefs d’État africains ne sont pas indifférents. La plupart pourraient reprendre à leur compte la « boutade » du président ivoirien Laurent Gbagbo : « Si j’avais compris plus tôt à quel point il était facile d’acheter les consciences, j’aurais acheté moins d’armes. »
C’est peut-être de ce côté-là qu’il faut tenter de lire l’évolution des conflits à venir. À côté d’une forme de privatisation de la guerre, on observe des interventions de plus en plus nombreuses des forces dites « indépendantes et d’interposition », mobilisées par l’Onu ou par l’Union africaine. En effet, chaque opération multilatérale de maintien de la paix est l’occasion, pour les soldats de pays très pauvres, de gagner des salaires beaucoup plus élevés que leur solde ordinaire. Dans un contexte marqué par la corruption, les compétences militaires et l’éthique professionnelle passent parfois au second plan, et les résultats sur le terrain s’en ressentent.
Si l’on veut parler de « laboratoire », c’est peut-être davantage dans la gestion nouvelle des forces de maintien de la paix qu’il faut aller chercher la préfiguration de ce que sera l’avenir dans le domaine de la polémologie. En fait, la plupart des crises et des conflits sont liés à l’aggravation de la pauvreté et au creusement des inégalités. Il n’est donc pas surprenant de voir réapparaître ces paramètres dans le traitement de ces crises et de ces conflits.