Donald Davidson et le «principe de continence»
La faiblesse de la volonté, explique Donald Davidson, ne consiste pas à changer d’avis. C’est juger qu’une action est la meilleure vu les circonstances, et en accomplir une autre, sinon son contraire. Exemple : il fait beau dehors, et je pense que je devrais faire une petite promenade de santé. Mais je reste scotché devant la télé, pour le regretter après. Mais a-t-elle une raison ? Un psychanalyste prétendrait que la raison de mon action est inconsciente : pour D. Davidson, la notion n’est pas très satisfaisante. Il peut y avoir des causes inconscientes, mais pas des raisons. Aristote l’attribuerait à une sorte d’oubli : je suis resté assis parce que j’ai oublié que je trouvais bon de faire une petite marche. Cela peut correspondre à certains cas, mais pas le plus général, dans lequel je suis resté conscient que je devrais me bouger, sans pour autant le faire.
Pour D. Davidson, les raisons que nous trouvons à nos actions devraient idéalement en être aussi les causes. Mais ce sont bien souvent des justifications a posteriori, de sorte qu’il existe un écart possible : même si je fais ce que je projette, la raison que je donne n’est pas forcément la cause de mes actes. Les cas où je ne m’explique même pas pourquoi j’ai agi contrairement à mon intention ne sont que des cas limites du fonctionnement ordinaire de la volonté. Le philosophe fait donc le constat, tout comme Freud, que le sujet humain est un être profondément divisé, ce qui l’amène à entrer en conflit avec lui-même. L’autonomie de la volonté n’est pas un acquis, mais un idéal à atteindre. La seule manière d’y parvenir est d’adopter un « principe de continence », qui consiste à « accomplir toujours l’action jugée la meilleure sur la base de toutes les raisons pertinentes disponibles ». D. Davidson ne prodigue pas d’autre conseil, car son souci est de comprendre ce qu’est l’acrasie plutôt que d’envisager les recettes permettant de la vaincre.
À LIRE
• « L’autonomie à la lumière de la faiblesse de la volonté »
Julie Mazaleigue, in Marlène Jouan et Sandra Laugier (dir.), Comment penser l’autonomie ? Entre compétences et dépendances, Puf, 2009.
Jon Elster et les ruses de la raison
Jon Elster part également du constat que l’acrasie est une forme d’incohérence du sujet. Mais il remarque que cette incohérence présente des formes variées. Exemple : j’ai décidé ce soir de bien suivre mon régime, mais placé face au dessert, j’en prends tout de même une part. Entre mon intention et mon action, un événement est venu changer ma résolution : on a placé un délicieux gâteau sur la table. Ma faiblesse a une cause extérieure. Le cas le plus mystérieux est celui où rien ne justifie le changement d’intention. Exemple : je souffre légèrement d’une carie, et je prends rendez-vous chez le dentiste. Mais plus le jour se rapproche, moins je suis décidé à y aller. Finalement, je trouve un prétexte pour repousser le rendez-vous. C’est vraiment un cas typique de « faiblesse de la volonté », qui n’a pas d’autre cause que le passage du temps, lequel me fait appréhender de manière différente la séance de dentisterie selon que c’est demain ou dans trois semaines. J. Elster a consacré de nombreuses réflexions aux manifestations variées de cet effet « temps qui passe » sur notre volonté. Mais il s’est aussi penché sur les ruses et les mesures qui sont susceptibles de nous aider à surmonter l’acrasie. Certaines sont attendues, d’autres moins, mais il montre aussi que si toutes ont une efficacité, aucune n’est totalement dépourvue d’inconvénient.
1) Se donner une règle stricte
Exemple : j’adore sortir le soir, je me couche tard et cela nuit à mon assiduité au travail. Alors je me fixe une règle, celle de me coucher à 22 heures toutes les veilles de jours ouvrés. Pour être efficace, la règle ne doit pas souffrir d’exception. Or cette solution peut être coûteuse, en me faisant rater, par exemple, un dîner avec la femme (ou l’homme) de ma vie…
2) Modifier ses désirs
Admettons que je prenne la résolution d’épargner une certaine somme tous les mois et que je constate que je n’y arrive pas. Pour m’aider, je peux tenter de développer une allergie à l’opéra (qui me coûte si cher), ou me persuader que s’habiller à la mode est finalement vulgaire. C’est la solution préconisée par le philosophe David Hume. Mais cette modification de mes goûts est précaire, et sans doute réversible.
3) Faire appel à autrui
C’est la mesure adoptée par Ulysse : pour résister à l’appel des sirènes, il demande à son équipage de l’attacher au mât de son navire. Plus prosaïquement, pour m’aider à cesser de fumer, je peux m’appliquer à le répéter à tous mes proches, et même leur ordonner de me surveiller. Imparable ? Presque, mais pas totalement : puisque je l’ai donné moi-même, je peux aussi bien annuler mon ordre. C’est comme une psychothérapie : il suffit d’annuler les rendez-vous.
4) Faire appel à une institution
De même que les peuples se donnent des constitutions, les individus peuvent s’adresser à une instance de pouvoir pour les aider à atteindre le but qu’ils se fixent. C’est le cas des joueurs invétérés qui se font interdire d’accès aux casinos… Sans doute une des meilleures solutions, mais elle est rarement disponible.
À LIRE
• Agir contre soi. La faiblesse de volonté
Jon Elster, Odile Jacob, 2007.
Un cas particulier : la procrastination
La procrastination, cas particulier de l’acrasie, consiste à remettre au lendemain ce que l’on s’est engagé à faire aujourd’hui. Le philosophe John Perry se considère comme un procrastinateur invétéré, ce qui l’ennuie un peu, mais surtout lui donne matière à réflexion. Or sa réflexion ne le mène pas à chercher le remède souverain contre sa mauvaise habitude : il pense qu’il n’y en a pas. En revanche, il trouve moyen de s’en accommoder. Car, explique-t-il, il ne faut pas confondre un procrastinateur avec un paresseux : s’il est toujours en retard, ce qui complique ses relations avec le monde, le premier n’est pas moins productif que son homologue ponctuel. En fait, constate-t-il à propos de lui-même, s’il remet à plus tard ce qui est urgent, c’est toujours pour faire autre chose, tout aussi utile, et souvent plus satisfaisant que ce qui lui est imposé par le calendrier. Exemple : boire des bières avec ses étudiants fait beaucoup plus pour sa réputation d’enseignant que de rendre les copies à l’heure. C’est ce qu’il appelle être un « procrastinateur structuré », c’est-à-dire au fond, rusé et actif. Face au même problème, Jon Elster donne un avis beaucoup plus carré : le seul remède qu’il voit consiste à faire ce que l’on doit faire, et tout de suite…
À LIRE
• La Procrastination. L’art de reporter au lendemain
John Perry, Autrement, 2012.