Amériques. La greffe psychanalytique

Aux États-Unis, la psychanalyse fut revisitée, puis marginalisée. Les pays sud-américains, en revanche, l'ont mieux accueillie. Aujourd'hui, sa ramification française se heurte à la psychologie cognitive venue d'outre-Atlantique.

À partir des années 1930, le béhaviorisme (ou comportementalisme) envahit la psychologie américaine. Pour les béhavioristes les plus célèbres comme Clark L. Hull (1884-1952) ou, le plus radical d’entre eux, Burrhus F. Skinner (1904-1990), le comportement animal, mais aussi humain, se résume à une suite d’apprentissages conditionnés : à chaque stimulation extérieure (S) correspond une réponse (R), acquise par hasard ou tâtonnements (schéma S = > R). Ce qui se produit éventuellement dans l’intervalle relève de la « boîte noire » : les phénomènes mentaux intercalés entre stimuli et réponses ne concernent pas la psychologie scientifique, qui doit se limiter à l’étude des comportements observables.

Gestaltpsychology ou psychanalyse

Mais l’avènement du nazisme entraîne l’arrivée massive sur le sol des États-Unis de réfugiés européens qui s’intéressent justement, eux, au contenu de la boîte noire qu’est notre mental. Ces intellectuels, juifs pour la plupart, représentent deux courants, la psychologie de la forme (Gestaltpsychology) et la psychanalyse. Les psychologues de la forme (ou gestaltistes) étudient principalement la perception, mais aussi l’apprentissage par insight, où la solution à un problème apparaît soudainement dans sa totalité, sans tâtonnements, par restructuration spontanée des données initiales. Or, perception subjective et insight sont des thèmes incompatibles avec le béhaviorisme triomphant. Les psychologues de la forme comme Max Wertheimer (1880-1943), Wolfgang Köhler (1887-1967) et Kurt Koffka (1886-1941) ont d’autant moins d’écho aux États-Unis qu’ils retrouvent des postes d’enseignant dans des universités différentes. Disséminés, ils sont ignorés.

De leur côté, les psychanalystes émigrés vont avoir un impact nettement plus important sur la psychologie américaine. Pourquoi cette meilleure fortune ? D’abord parce qu’ils sont plus nombreux, une cinquantaine environ. Ensuite parce que les idées de Sigmund Freud (1856-1939), fondateur de la psychanalyse, sont connues de longue date. Dès 1909, il avait pu exposer ses théories aux Américains lors de conférences très remarquées. Enfin parce que les psychanalystes, contrairement aux gestaltistes, sont organisés : l’Association psychanalytique américaine (APA) existe ainsi depuis 1911. Non universitaire, elle échappe à l’influence béhavioriste. Les conditions sont réunies pour que la psychanalyse, dès la fin de la guerre, prenne son essor outre-Atlantique. 

Cette importation outre-Atlantique va donner un nouveau visage à la psychanalyse. Tandis que le freudisme mettait l’accent sur l’inconscient et la sexualité, la psychanalyse américaine développe ses propres courants (ego psychology, self psychology, relations d’objet) centrés sur la constitution de l’identité personnelle, l’autonomisation de l’individu, son efficience, autant de valeurs chères aux États-Unis. Et surtout, les références théoriques passent au second plan : pour les Américains, l’attrait principal de la psychanalyse réside dans ses applications thérapeutiques possibles, à l’époque où le béhaviorisme n’a pas encore débouché sur des prises en charge de patients. L’APA entend d’ailleurs réserver l’usage de la psychanalyse aux seuls médecins, à l’encontre des conceptions européennes. Toutefois, l’efficacité du traitement psychanalytique est contestée dès les années 1960 : la psychanalyse va peu à peu refluer, tandis que d’autres psychothérapies, brèves et pragmatiques, lui seront préférées. Simultanément, dès 1956, le cognitivisme pointe le bout de son nez. Ce courant explore à son tour le contenu de la boîte noire, les cognitions : quelles sont par exemple les stratégies possibles mises en œuvre par notre cerveau pour résoudre un problème ou mémoriser des éléments de nature symbolique ? Pour le cognitivisme, nous traitons en permanence les informations issues de l’environnement, selon des processus d’une complexité insoupçonnée par les béhavioristes. Ces recherches émanent principalement, au départ, de l’université de Harvard : cette fois, les ÉtatsUnis disposent de leur propre grille de lecture des activités mentales supérieures. La psychologie cognitive saura évoluer, sans se renier, en s’adaptant aux acquis de l’intelligence artifi cielle et des neurosciences, et en redécouvrant au passage, ironie du sort, les centres d’intérêt des gestaltistes. Et aujourd’hui, le cognitivisme demeure le modèle international dominant en psychologie. • Alain de Mijolla (dir.), éd. revue et augmentée, Hachette, 2005.