Des exaltés ! Des fanatiques ! Des fous de Dieu ! La critique sociale de l’intensité religieuse met volontiers l’accent sur la déraison. Être animé d’une foi zélée reviendrait à répudier le gouvernail du raisonnement sensé, pour se laisser porter par le flot des émotions et des affects, tel une nef des fous vouée aux caps les plus hasardeux. Cette approche du phénomène de la croyance se complaît volontiers dans le registre des passions. Ces dernières constitueraient souvent l’antichambre du fanatique ou du radical, bourreau et victime, captif de tumultes et tensions 1 que la raison ordinaire échoue à pacifier.
Une étude fine du sentiment religieux invite pourtant à revisiter cette approche. Croire, ce n’est pas toujours renoncer à la raison. Bien davantage, croire, c’est bien souvent produire de la rationalité symbolique, un régime de vérité alternatif, à partir d’une grammaire théologique et rituelle qui doit peu à l’improvisation. Mais si croyance, foi et raison ne s’opposent pas toujours, croire intensément, n’est-ce-pas tout de même courir le risque de dériver loin du sens commun ? N’est-ce-pas se réfugier dans des passions qui consument, plus qu’elles construisent ?
Pour éclairer ces enjeux, l’exemple de l’anabaptisme nous fournit un terrain d’étude idéal. Dans l’histoire européenne, les anabaptistes, ou « rebaptiseurs », ont ouvert le ban, avant même Martin Luther et Jean Calvin, de la grande saison des passions réformatrices qui a redessiné au 16e et 17e siècle la carte religieuse du Vieux Continent. Souvent brocardés pour leur exaltation, leur déviance hérétique, leur vacarme prophétique, ces protestants radicaux n’en ont pas moins développé, au cours de leur itinéraire, un sillage suffisamment consistant pour intriguer Friedrich Engels, qui leur consacra un ouvrage en 1850. Dans son essai sur La Guerre des paysans en Allemagne, il remarque que les insurgés, pour la plupart anabaptistes, ont consenti à une trêve pour présenter les douze articles de leurs revendications, mais que « le dimanche de la Passion, jour précédemment fixé pour la conclusion de la paix, fut la date du soulèvement général ». S’ensuit un mouvement de révolte exalté et sans rémission, conclu par la répression impitoyable des princes, au cours duquel l’anabaptisme va jouer un rôle moteur. Que nous apprend l’exemple anabaptiste sur les passions religieuses ? Et quel sens donner au « soulèvement général » qu’elles provoquèrent ?
La passion religieuse, expérience personnelle
C’est à l’échelle individuelle qu’il faut saisir la racine de la passion religieuse anabaptiste. Conformes en cela aux traditions piétistes qui, dans de nombreuses religions, mettent l’accent sur l’intériorité du lien personnel au divin, les anabaptistes encouragent l’individuation de l’option religieuse. L’homme, la femme, sont d’abord seuls devant Dieu. Il appartient à l’individu, s’il le désire, de s’offrir et se soumettre au Tout-Puissant, par une démarche de conversion qu’aucune institution, qu’elle soit ecclésiale ou politique, ne saurait lui dicter. Le coup de tonnerre de l’anabaptisme dans le ciel religieux européen du 16e siècle est d’avoir revendiqué si passionnément cette conversion individuelle que les fondements mêmes du pacte politico-religieux de l’époque s’en sont trouvés contestés.