La vie ne suffit pas : nous en vivons parfois une double, nous en changeons, ou en nourrissons une tout intérieure. Mais toujours, nous rêvons à la belle vie, mélange d’utopie et d’envie, à la fois idéal et désir permis. De quoi est-elle faite ? De joies simples, d’absence de tourment dans une tranquillité de l’âme que rien ne vient entamer ou est-elle au contraire passions et intensité ? Qui peut prétendre au statut d’experts en belle vie ? Les stoïciens en ont fait leur spécialité, en ont énoncé les préceptes, repris et corrigés par les philosophes du 17e siècle, Descartes en tête. Mais, précisément, tout cela est de la philosophie, et ne faut-il pas avec Aristote revenir sur terre, et tenter de faire de cette vie-là, ordinaire, quotidienne, la meilleure possible sans rêver indéfiniment d’en vivre un jour peut-être une idéale ?
La belle vie, c’est le farniente
En réalité, ni belle ni bonne, la vie en philosophie est considérée soit comme sage, soit comme passionnée. La belle vie est une notion qui appartient davantage à la littérature, aux romans, et même plus sûrement aux vacances et aux loisirs qu’à la philosophie. La belle vie, c’est la vie heureuse, insouciante. C’est le farniente, l’existence dégagée de toute contrainte. Une vie libre comme l’air, où l’on savoure le simple fait d’être vivant. Tel est, selon Jean-Jacques Rousseau, l’idéal de bonheur, « le précieux farniente », « l’occupation délicieuse et nécessaire d’un homme qui s’est dévoué à l’oisiveté » 1. La belle vie est retranchée du monde, libérée du temps lui-même, et de tout ce qui l’accompagne, le remords, l’espoir, la crainte. La belle vie ne connaît même pas le présent mais prend place dans une éternité qui ne passe pas. Elle est un espace clos et étanche, où l’existence acquiert une immobilité parfaite, sans la trépidation du désir ni l’inquiétude de l’action. Une vie où l’on pense à peine et où l’on se contente d’être. Jean-Paul Sartre le redira à la suite de Rousseau : « J’existe. C’est doux, si doux, si lent. Et léger : on dirait que ça tient en l’air tout seul […]. Si seulement je pouvais m’arrêter de penser, ça irait déjà mieux 2. » La vie est belle quand elle va de soi – une sorte de « Je suis » qui se dispense du « Je pense ». Un cogito sans cogitationes, sans pensées.
La belle vie n’est pas le divertissement, qui consiste le plus souvent à tromper une angoisse, celle de ne pas réussir à faire quelque chose de sa vie et de se retrouver sans ordre du jour ni agenda. Mais quel risque encourt-on à ne rien faire ? Le pire de tous : se retrouver face à soi. De quoi fait-on alors l’expérience ? Non pas de ce doux sentiment d’exister dont parle Rousseau, mais du vide, qui est le fond de toute existence, et que l’on passe son temps à combler au moyen de toutes sortes d’occupations.
Une stratégie pour éviter de penser à la mort
La vie de divertissement est ainsi, à en croire le diagnostic qu’en fait cette fois Pascal, une vie fausse, faite de mensonges et d’illusions, une fuite en avant : « Qui ne voit pas la vanité du monde est bien vain lui-même. Aussi qui ne la voit, excepté de jeunes gens qui sont tous dans le bruit, dans le divertissement et dans la pensée de l’avenir ? Mais ôtez leur divertissement, vous les verrez se sécher d’ennui. Ils sentent alors leur néant sans le connaître, car c’est bien être malheureux que d’être dans une tristesse insupportable aussitôt qu’on est réduit à se considérer et à n’en être point diverti 3. » Nous pensons que la belle vie est celle qui multiplie les plaisirs, alors que ce sont précisément ces divertissements qui nous éloignent du bonheur. Car le bonheur ne réside qu’en une chose : le repos, la tranquillité, cet idéal d’absence d’inquiétude défendu en un autre temps par les stoïciens, et que Pascal semble reprendre à son compte : « Quand je m’y suis mis quelquefois à considérer les diverses agitations des hommes et les périls et les peines où ils s’exposent […], j’ai dit souvent que tout le malheur des hommes vient d’une seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer en repos dans une chambre 4. » On voit dans le divertissement selon Pascal une stratégie pour éviter de penser à la mort. Il n’en est rien : c’est la vie même que nous fuyons, car « rien ne peut nous consoler lorsque nous y pensons de près 5 ». Rien ne peut ni nous contenter ni nous enchanter. Et c’est précisément cette vérité, notre présent et notre réalité, que nous ne voulons pas voir : « C’est que le présent d’ordinaire nous blesse. Nous le cachons à notre vue parce qu’il nous afflige, et s’il nous est agréable nous regrettons de le voir échapper. […] Ainsi nous ne vivons jamais, mais nous espérons de vivre, et nous disposant toujours à être heureux, il est inévitable que nous ne le soyons jamais 6. » La belle vie est paradoxalement la vie que nous ne menons jamais.