Autonomie et responsabilité au cœur de la danse hip-hop

Apparu au cours des années 1980, le mouvement hip-hop a été rapidement perçu par les institutions comme une base d’action possible pour « insérer » les jeunes des quartiers populaires. Le travail institutionnel, fondé sur une démarche individualisée, vise à transformer les dispositions des jeunes à partir des principes « d’autonomie » et « de responsabilité ».

En 1984, une émission entièrement consacrée au hip-hop apparaît sur les écrans de télévision (1). Elle rencontre immédiatement un immense succès auprès des jeunes téléspectateurs vivant dans les quartiers populaires. Ils se reconnaissent dans cette culture venue du Bronx qui les pousse à breaker et smurfer dans la rue. Dans les cages d’escaliers, au pied des tours, ils réalisent des figures virtuoses et s’adonnent à des défis interindividuels où ils mesurent leurs prouesses. La danse hip-hop devient, pour certains d’entre eux, une véritable passion. Cet engouement est rapidement perçu par des éducateurs et des acteurs institutionnels comme un levier propice à l’insertion de ces jeunes perçus comme étant en désaffiliation sociale.

De nouvelles démarches de socialisation

Opposées à la violence et à la consommation de drogues, les valeurs véhiculées par le mouvement hip-hop (danse, mais aussi graph et rap) entrent en résonance avec les projets « socialisateurs » des acteurs éducatifs. Cela explique en partie leur intérêt pour cette pratique à laquelle ils ouvrent les portes des MJC et des centres sociaux. Mais au-delà des concordances entre culture hip-hop et normes institutionnelles, l’entrée de la danse hip-hop dans les institutions socioéducatives met en jeu l’inculcation de valeurs morales/politiques (civiques pourrait-on dire) rattachées au modèle de la démocratie locale : citoyenneté, respect des autres, lutte contre le racisme, ainsi que la promotion du « projet ».
C’est dans le cadre du soutien et de l’encadrement institutionnel de groupes de jeunes amateurs souhaitant se professionnaliser en danse hip-hop, que les logiques de socialisation institutionnelles et les valeurs qu’elles comportent sont les plus visibles. Un véritable travail de transformation des dispositions relatives à la « culture de rue » est opéré pour orienter les danseurs à la fois vers une danse moins compétitive et plus chorégraphiée, et vers l’élaboration d’un ethos fondé sur des valeurs d’autonomie, de responsabilité individuelle. Bien au-delà de ces ambitions de professionnalisation, les institutions pour la jeunesse, préoccupées par les événements qui marquent les grands ensembles HLM dès les années 1980 (et la forte médiatisation des émeutes urbaines durant ce qui a été appelé les « étés chauds »), mettent alors en place une politique de socialisation en direction des jeunes des familles populaires. Si l’insertion professionnelle, la formation et la lutte contre l’échec scolaire sont la préoccupation essentielle, il apparaît indispensable d’inventer de nouvelles démarches de socialisation, en s’appuyant, notamment, sur les pratiques juvéniles populaires, dans les domaines sportifs, culturels et artistiques. La danse hip-hop en devient un support important, et la pratique amateure est inscrite dans des projets d’insertion sociale par les stages de danse ou par l’incitation à suivre des formations en animation socioculturelle. Ce processus d’institutionnalisation présuppose que l’élaboration d’une image positive de soi, via la reconnaissance institutionnelle accordée à leur « culture », permet d’engager ces jeunes dans une démarche d’insertion sociale supposant principalement la rupture avec la culture de rue et la sociabilité propre aux bandes.
Un danseur chorégraphe hip-hop (35 ans) raconte ainsi : « Ben moi en fait, j’ai commencé, je pense comme tous les danseurs du mouvement hein. (…) Donc la première émission de Sydney ben j’ai eu le déclic quoi. Et là on a commencé, on pensait qu’on devait pas danser dans la rue parce que les gens nous prenaient un peu pour des fous. Donc on s’enfermait un peu dans les caves, les entrées et puis euh… on travaillait sur des mouvements de danse quoi ! Sans vraiment penser à l’avenir ou euh… c’était juste euh un loisir. Après ce qui s’est passé, c’est que ben on est sorti peu à peu de nos caves et de nos entrées, pour aller un peu plus dans la rue et puis là on avait un peu le tremplin quoi. C’est-à-dire que les gens nous on vu danser, dans la rue, ils se sont dit : “Bon ben finalement euh… c’est des énergies positives, y a plein de choses à mettre en place.” Ils nous ont ouvert les portes des MJC, des centres sociaux et ce qui a permis en fait euh… ben de pouvoir se structurer et puis d’évoluer ben au rythme du hip-hop quoi. »

Un projet pour devenir autonome

Une large partie du processus de socialisation institutionnel vise à amener les jeunes à rompre avec la culture de rue informelle, de l’entraînement entre soi hors lieux institutionnels (2). Le groupe qui s’inscrit dans une structure socioculturelle (ou socioéducative) se constitue en association. Il est invité à mener des projets : participer à une manifestation artistique ou à une compétition, suivre régulièrement des formations en danse les rapprochant de la chorégraphie (apprendre à chorégraphier) et de l’apprentissage pédagogique (s’échauffer, suivre les consignes d’un professeur…). Les animateurs conduisent parallèlement un travail de socialisation individualisé, consistant à mettre en œuvre pour chaque jeune danseur un projet personnel qui n’a pas nécessairement à voir avec la danse, l’important étant d’amener chacun à se projeter dans un avenir perçu comme réaliste. A travers ce travail qui engage des normes d’individuation – être un « propriétaire » de soi et de son corps, de ses capacités de travail et d’autonomisation, faisant contrat avec les autres (3) –, les danseurs sont incités à devenir des « entrepreneurs d’eux-mêmes » et pour leur grou­pe. Cette recherche d’une autonomie individuelle, qui sous-tend la logique du projet, passe, d’une part, par un raccrochage avec la logique scolaire (pouvoir investir une formation si l’on a arrêté l’école) et éventuellement avec le marché de l’emploi, et d’autre part, par la prise de responsabilité avec les pairs (sous contrôle des animateurs) : donner des cours à des plus jeunes, préparer ensemble une compétition et trouver l’argent nécessaire pour payer les frais de déplacement du groupe. Il s’agit en somme de conduire les jeunes à s’affran­chir progressivement des aides institutionnelles.
Ces orientations pédagogiques visent explicitement à les éloigner des tentations de l’économie parallèle. Implicitement, elles supposent que les jeunes danseurs apprennent à ajuster leurs désirs aux possibles les plus réalistes que les acteurs institutionnels envisagent pour eux. Or les dispositions à accepter les règles institutionnelles et à se projeter dans la logique du projet, et donc à réduire ses propres ambitions relatives au gain perçu ou perceptible dans le court terme (en gagnant une compétition par exemple), dépendent des conditions sociales et matérielles d’existence. Ce sont ceux qui sont les plus dépourvus socialement et scolairement et qui, parallèlement, sont amateurs des battles et intéressés par les gains (surtout symboliques) qu’ils peuvent en espérer à court terme, qui sont les plus opposés à cette projection de soi dans un avenir qui, de plus, n’est pas spécifiquement désiré.

Ambivalences et double contrainte

L’analyse des modalités de transformation des pratiques et des pratiquants amateurs « venus de la rue » est extrêmement éclairante sur les représentations implicites de l’individu inséré (« socialisé », dans le discours des acteurs institutionnels) à l’œuvre dans les institutions socioéducatives. Faire de la danse hip-hop son métier (soit dans le domaine artistique soit dans celui de l’animation) exige en effet la soumission à un ordre social et moral dont les mots d’ordre sont la responsabilisation et l’autonomisation. Kamel (38 ans), animateur en MJC, relate par exemple l’histoire d’un groupe de danse qui a vu le jour au sein de la MJC où il travaille : « Donc les jeunes en fait, ils commençaient à s’inscrire dans la danse. On a monté un projet avec la MJC. Moi l’objectif d’abord c’était que ces gens-là ne restent pas dans leur coin, de découvrir autre chose c’qui s’passe en France pourquoi je dis ça, tout simplement parce que j’ai vu que les jeunes stagnaient dans leurs démarches. Ils stagnaient, ils bougeaient pas et puis malheureusement quand ils bougeaient, même dans leurs façons de réagir, leurs façons de parler j’ai remarqué que c’est toujours la même chose. Alors mon intérêt c’est quoi ? Moi mon intérêt c’était que les jeunes pratiquent le hip-hop mais en même temps qu’ils s’intègrent à la société en tant que citoyens, c’est-à-dire je voulais les rendre autonomes par la suite, je leur ai dit plusieurs fois que moi je suis le provisoire avec vous et un jour ou l’autre je vais vous lâcher et c’est à vous de vous prendre en main. »
Se situer dans la logique (politique) du projet constituent la condition sine qua non de la reconnaissance institutionnelle du jeune danseur. Il faut être entrepreneur de soi-même ce qui, du point de vue des institutions publiques, nécessite de faire contrat avec des éducateurs et animateurs et de souscrire à la logique pédagogique. Or l’appropriation de ces dispositions « entrepreneuriales » se heurte aux dispositions de l’autodidaxie populaire, fondées sur l’idée que l’on sait se faire soi-même, sans l’aide des institutions, en se débrouillant. Elle s’appuie sur un apprentissage pratique, par « frayage », c’est-à-dire par un partage d’expériences (entre experts et novices) et non de savoirs formalisés. Nombre de jeunes sont ainsi dans une double contrainte : accepter les orientations institutionnelles parce qu’ils en retirent des bénéfices (se faire connaître, danser sur scène, avoir une salle d’entraînement…) et manifester les valeurs du groupe de pairs, la loyauté au groupe, les valeurs de virilité à l’œuvre dans les figures performantes et dans la compétition parfois agonistique aux autres, mais aussi la valorisation de leur autodidaxie. On retrouve ces ambiguïtés chez de nombreux danseurs qui parviennent à la reconnaissance au-delà de leur groupe de pairs. Ils poursuivent l’illusion que dans le rapport qu’ils pensent entretenir avec les représentants institutionnels, ils conservent les valeurs éthiques d’un hip-hop authentique et originaire. Développant une réflexivité pratique, ils disent qu’ils font semblant de jouer le jeu des institutionnels, prennent ce qu’ils ont à prendre, tout en n’étant pas totalement maîtres des transformations de soi et des retraductions pratiques et symboliques de la danse hip-hop que cette rencontre induit sur le long terme.

Socialisation populaire et conflits de loyauté

Les travaux sociologiques sur les cultures juvéniles populaires montrent que l’un des enjeux des sociabilités est la reconnaissance de soi dans les activités sociales propres à leur génération (le travail scolaire, une pratique sportive ou une activité culturelle, dans la participation à un groupe de copains…). Il s’agit d’obtenir ou maintenir la reconnaissance d’adultes (les éducateurs au sens large), sans « trahir » la loyauté vis-à-vis du groupe de pairs. Jouer le jeu de l’institution peut donc avoir un prix symbolique très fort pour les jeunes hommes dans leur groupe de pairs.
Dans les ateliers et stages de danse hip-hop, la démarche pédagogique et les valeurs qui sont inculquées aux danseurs visent à transformer leurs habitudes de pensée, d’action, leurs goûts, leur rapport au corps, tout en introduisant l’idée qu’ils doivent s’ouvrir à d’autres formes culturelles. Cette injonction à l’ouverture se retrouve dans différents discours d’acteurs institutionnels. Elle bute, toutefois, sur les dispositions incorporées des jeunes socialement les plus éloignés des principes d'action et de pensée institutionnels. Nombreux se confrontent à des exigences quasi scolaires (arriver à l'heure, se mettre dans une perspective de progression, travailler d’autres techniques de danse que le hip-hop, suivre les consignes du professeur qui a créé le projet de stage, en aval et avec les acteurs institutionnels qui le financent) par rapport auxquelles ils n’ont pas toujours d’appétence, et qui les éloignent des modes d’apprentissage et des manières de pratiquer qu’ils légitiment, et opposent à la logique scolaire (voir l’encadré p. 39).

Du self-made-man à l’entrepreneur de soi-même
Dès lors, les instigateurs de ces stages font le constat que les danseurs hip-hop surestiment leurs qualités et qu’ils n’ont pas conscience de leur « niveau amateur ». A partir là, il s’agit de les persuader qu’ils ont un « chemin » à parcourir, qu’ils ont à « progresser », et puis apprendre la modestie, et pour cela les mettre en difficulté, en leur inculquant (ou rappelant) l’idée que la mesure de soi se fabrique à l’extérieur de soi, dans le regard des pédagogues, qui ne valorisent pas les compétences que le danseur et ses pairs reconnaissent pour eux-mêmes. Pour Stéphanie (30 ans), chargée de projets hip-hop dans un centre culturel et organisant des stages de danse, « (…) ça pose quand même la question de la place de chacun et de celui qui sait et celui qui ne sait pas. Et de ce que c’est que le travail pour arriver à être danseur. Et (…)  que c’est pas parce qu’on sait faire un tomas, c’est pas parce qu’on fait une coupole trois fois et que c’est pas parce qu’on fait euh… je ne sais quoi, qu’on est un danseur. (…) Le problème c’est qu’il y en a qui croyaient venir pour une compétition, y’en a d’autres ils ont cru qu’ils passaient un casting. Donc, ça veut dire quoi passer un casting ? Ça veut dire qu’à la fin tu es arrivé. “Attends mon canard… t’es pas arrivé du tout ! maintenant tu vas travailler !” »
La reconnaissance institutionnelle de pratiques culturelles spécifiques aux milieux populaires suppose l’idée d’un possible façonnage social des pratiquants à l’aune de normes et de valeurs fondées sur un modèle « d’individu moderne » autonome, ouvert, en mesure d’élaborer des projets et de mobiliser les ressources nécessaires pour les mener à bien. Mais au-delà du cas du hip-hop, cela porte à questionner les catégories d’action et de pensée qui structurent en profondeur les politiques publiques « jeunes » et qui se diffusent depuis vingt ans dans divers champs de la jeunesse (éducation, insertion professionnelle, encadrement des loisirs sportifs et artistiques, prévention de la délinquance…). Ces catégories sont à l’œuvre dans les démarches éducatives qui se veulent individualisantes et individualisées. Elle participe de ce que nous avons appelé la « logique entrepreneuriale de socialisation », impliquant la mise en œuvre d’une pédagogie du projet visant à faire travailler le jeune stagiaire pour l’établissement et la réalisation d’un parcours de formation réaliste. Cela passe par l’inculcation de dispositions scolaires : régularité, ponctualité, persévérance, objectiver ses erreurs, etc. Elle entre souvent en conflit avec les modalités de socialisation populaires et de l’apprentissage autodidacte qui valorisent cependant une forme différente d’individuation, celle du self-made-man ne devant rien aux institutions.


NOTES


(1) Il s’agit de l’émission « Hip-Hop » animée par Sydney.
(2) T. Blöss, « Jeunes Maghrébins des quartiers Nord de Marseille », Les Annales de la recherche urbaine, n° 41, 1989.
(3) R. Castel et C. Haroche, Propriété privée, propriété sociale, propriété de soi. Entretiens sur la construction de l’individu moderne, Fayard, 2001.