Aux origines des guerres

Bien qu'elle ne réponde pas à des objectifs de conquête ou de domination, la guerre primitive est une activité culturellement organisée, fondamentale même dans la préservation de l'indépendance des groupes.

L'anthropologue Pierre Clastres fit paraître en 1977, dans la revue Libre, un texte qui allait entrer dans les annales de la profession 1. Il y faisait le portrait d'une société primitive passionnément vouée à la guerre et ajoutait que, dans l'univers des « sauvages », la violence était le principal moyen de maintenir de petites communautés indépendantes et cependant unies dans un même goût : celui de l'absence de roi, de chef ou de président. C'était un texte assez court, mais original et lucide, car il pointait du doigt un aspect souvent négligé par les ethnologues du xxe siècle, celui des pratiques plus ou moins guerrières, ou du moins violentes dont, un siècle plus tôt, les explorateurs de l'Afrique et de l'Océanie créditaient encore leurs hôtes « cannibales ». Bon nombre de conquêtes occidentales, ne l'oublions pas, se sont faites au nom de la lutte contre cette mauvaise habitude qu'avaient les autochtones d'Afrique, d'Amérique ou de l'Insulinde de s'attaquer mutuellement. Au xvie siècle, lorsque le pape eut finalement reconnu que les Indiens des Amériques ne devaient pas être réduits en esclavage, les conquérants du Nouveau Monde trouvèrent une parade : prétextant que les sauvages ne cessaient de se faire la guerre et de se maltraiter entre eux, ils inventèrent de capturer leurs victimes pour les mettre sous protection. De même, trois siècles plus tard, la conquête de l'Afrique se fera principalement au nom de la lutte contre les guerres négrières que se menaient les roitelets africains. Entre-temps, l'Océanie avait été conquise, bien souvent au nom de l'éradication d'une coutume locale fort répandue : le cannibalisme guerrier, dont l'ampleur, chez les Maoris, ne semblait à l'époque pas faire de doute.

Cette image naturellement violente des sociétés natives ne fut pas celle que rencontrèrent les premiers anthropologues professionnels : à l'époque de leur déploiement, la plupart d'entre elles avaient été touchées par la colonisation. Seules subsistaient quelques enclaves connues pour leur insoumission : quelques peuples amazoniens, d'Insulinde ou de Nouvelle-Guinée réputés pour quelques usages cruels.

La question même de l'importance, des règles et des fonctions d'une forme de guerre antérieure à celles que se mènent les rois, les cités et les Etats fut rarement considérée comme un sujet digne d'intérêt scientifique : d'abord parce que, dans le contexte colonial, la violence guerrière semblait avoir perdu de son authenticité première, ensuite, parce qu'on avait tout simplement du mal à l'observer. En conséquence, les ethnologues qui s'intéressaient au sujet recueillaient le plus souvent des récits du passé, des mythes et des traditions, et, au mieux, collectionnaient des armes qui avaient cessé de servir. La guerre primitive devint une représentation, une tradition proche du rituel.

La guerre primitive a-t-elle existé ou bien n'était-elle qu'un modeste système de vengeance destiné à disparaître devant la juridiction des chefferies, des royaumes puis des Etats ? Cette question apparemment sibylline touche en fait à la résolution d'une alternative ouverte il y a plus de deux siècles par les philosophes : d'un côté, ceux qui, avec Thomas Hobbes, voyaient dans l'homme un animal naturellement agressif et peu à peu domestiqué par la civilisation ; de l'autre, ceux qui, comme Jean-Jacques Rousseau, considéraient qu'avant de s'instituer propriétaire de sa terre, l'homme ne pouvait qu'être solitaire et pacifique.

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La vengeance n'est pas la guerre

Pures conjectures, ces deux scénarios représentaient cependant des cadres de pensée utiles aux ethnologues, les plus proches de ce qu'on pouvait penser être les formes premières des sociétés. Pendant la première moitié du xxe siècle, alors que se développaient les études de terrain, il parut évident que plus elles étaient simples et démunies, plus les sociétés étaient pacifiques : ni les Eskimos, ni les Nambikwaras, ni les Aruntas d'Australie n'ignoraient les violences et le meurtre, mais on ne trouvait pas chez eux d'activité organisée de soumission, de destruction ou de conquête qui fût comparable avec ce que nous nommons « guerre ». D'où la conviction, acquise dans les années 50, que la guerre proprement dite était une invention de l'homme sédentaire, déjà attaché à sa terre, enrichi et prêt à disputer celle de son voisin. Cette disposition aidant, les anciens récits de la cruauté cannibale perdirent de leur vraisemblance, et la violence primitive perdit de sa «concrétude» : les anthropologues, à quelques exceptions près, se consacrèrent à l'étude des symboles, des fonctions ou des règles de la violence armée plutôt qu'à la mesure de ses formes, de son ampleur et de ses fins.