Aux sources du lien social

Les sciences sociales ont retenu trois formules pour penser l'ordre social : le pouvoir, l'échange, la culture. Mais ces dispositifs intégrateurs semblent désormais en crise. Et les sciences sociales sont à la recherche de nouveaux modèles pour penser et re-fonder la vie en commun.

Si on en croit Hobbes, la vie en société repose sur le pouvoir. Sans la loi imposée par « l'Etat-Léviathan », les hommes se livreraient une guerre de « tous contre tous » et la société sombrerait dans le chaos.

Si on en croit Adam Smith, c'est l'échange qui fait la société. Par l'échange, les individus coopèrent et deviennent interdépendants : l'utilité réciproque est donc un pilier du lien social.

Si l'on en croit Durkheim, il n'est de société sans conscience collective. Sans culture et imaginaire communs, la société serait guettée par l'anomie.

Le pouvoir, l'échange, la culture : une grande partie des sciences sociales s'est forgée autour de ces trois modèles d'intégration. Chacun apportant sa réponse à la question : « Comment vivre ensemble ? »

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Mais on s'accorde aujourd'hui à diagnostiquer une crise de ces dispositifs d'intégration. L'essor de l'individualisme, le désintérêt pour la chose publique, la flexibilité du lien salarial, la crise des autorités, la dé- sorganisation de la vie familiale, les in- civilités... seraient autant de signes d'une désagrégation du lien social. Du coup, la question du « vivre ensemble » devient une des préoccupations majeures. Dans le monde des sciences sociales, des interrogations convergent. On en vient à rechercher des solutions pour reconstruire une société sur de nouvelles bases. Soit en voulant restaurer les anciens piliers de la société, soit en cherchant de nouvelles formules, notamment du côté des réseaux, des communautés ou des associations. La « refondation du monde » serait donc à l'ordre du jour 1.

Le pouvoir

Une grande partie de la philosophie politique moderne vise à résoudre ce dilemme : comment concilier les intérêts et passions individuelles avec la vie en commun ? Pour Hobbes, la réponse tient en un mot : l'Etat-Léviathan. Selon le philosophe écossais, les hommes sont, à l'état de nature, comme des animaux sauvages, en situation de lutte permanente. Le rôle de l'Etat est donc de mettre fin aux violences privées, d'assurer l'ordre public, et de permettre à tous de vivre ensemble. Par un contrat social, les individus acceptent d'aliéner une partie de leur liberté au profit d'un souverain qui assurera l'ordre public, la protection et les droits de chacun.

Hobbes, homme du xviie siècle, vit une période marquée par le déclin de la féodalité, la montée de l'individualisme bourgeois. L'Etat-nation est également en train d'émerger en Europe. Il va s'ériger au-dessus des fiefs et s'arroger le monopole de la justice, de l'armée, de la police. Le sociologue allemand Norbert Elias a décrit dans La Dynamique de l'Occident ce processus de monopolisation du pouvoir. En s'arrogeant le droit exclusif de rendre justice, de constituer une armée, d'assurer les fonctions de police, l'Etat met ainsi fin aux guerres privées (féodales), aux vendettas, aux duels.

Garant de l'ordre social contre la violence privée, l'Etat est aussi un instrument de domination sur les individus. Le sociologue Max Weber le dira à sa manière : « Comme tous les groupements politiques qui l'ont précédé, l'Etat consiste en un rapport de domination de l'homme sur l'homme, fondé sur les moyens de la violence légitime. »

Le pouvoir a donc une double nature. Il est le garant de l'ordre social tout en étant un instrument de contrainte et de domination. Ce que Marx avait bien vu. Par la suite, tout un courant critique des sciences sociales va décrire l'Etat et les institutions de la vie sociale sous l'angle de la domination, de la contrainte et de l'encadrement des masses.

Ainsi, pour Michel Foucault, le pouvoir ne prend donc pas uniquement le visage de l'Etat. Pour lui, la modernité occidentale s'est construite par la mise en place de dispositifs de domination qui traversent la société tout entière. Dans son Histoire de la folie, puis dans Surveiller et punir2, M. Foucault décrit dans le détail comment, du xvie au xixe siècle furent pensés et édifiés l'asile et la prison, « dispositifs d'enfermement » ayant pour but de mettre à l'écart les fous, déviants, délinquants, marginaux. Le pouvoir a alors pris la forme aussi d'une véritable « société disciplinaire ». Par extension, l'école, l'entreprise, les hôpitaux, les casernes sont vus comme autant de lieux d'embrigadement des corps et des esprits. Dans son Histoire de la sexualité, M. Foucault s'intéressera de plus en plus à ces formes suprêmes de « technologie du pouvoir » que sont la morale et le « gouvernement de soi » : là où l'individu devient le gardien de lui-même et où « l'âme devient la prison du corps ».

Cette analyse de la société vue comme un univers carcéral généralisé a eu son heure de gloire dans l'esprit des années 60/70. Au moment où des mouvements sociaux (des ouvriers, des jeunes, des femmes) en plein essor étaient en train de combattre l'ordre social qu'ils ressentaient comme un véritable étouffoir, l'Etat, l'usine, l'école, l'asile, et la famille étaient alors perçus comme des dispositifs d'encadrement des masses.

Cette vision de la société comme une vaste prison mentale n'a plus cours aujourd'hui parce que les formes autoritaires du pouvoir ont partout décliné 3. Et les analyses que l'on faisait à l'époque étaient sans doute trop unilatérales. Elles ont eu le mérite de rappeler qu'il n'est pas de société sans pouvoir, ordre et domination.