Difficile de prétendre aujourd’hui que la consommation bio reste un fait marginal, même si son ampleur quantitative demeure modeste, avec 2,4 % du marché alimentaire total en 2011. Selon le baromètre annuel Agence bio/CSA, 43 % des Français seraient des consommateurs bio réguliers (ayant consommé des produits bio au moins une fois dans le mois). Si l’on place le curseur de la régularité un peu plus haut, à une fréquence d’au moins une fois par semaine, ce sont alors 23 % des Français qui consomment bio régulièrement, mais 8 % seulement au quotidien.
Même s’il s’agit là de données déclaratives, à considérer avec prudence, cela montre que la consommation bio se répartit entre une petite proportion de consommateurs quasi exclusifs, les mangeurs bio « puristes », et une part importante de consommateurs « intermittents », dont les choix et pratiques face au bio méritent d’être mieux connus.
Ces mangeurs bio intermittents présentent un paradoxe intéressant pour le sociologue : comment font-ils pour, en toute cohérence, manger bio de façon irrégulière ? C’est cette cohérence, cette rationalité alimentaire toute contemporaine, que des enquêtes qualitatives permettent de saisir en retraçant les étapes des trajectoires alimentaires sur la longue durée, l’insertion progressive – et parfois réversible – des produits bio dans les répertoires alimentaires (choix de produits, mais aussi manières de cuisiner et compositions des repas selon les contextes familiaux et sociaux), et en analysant les significations attribuées par les mangeurs à leurs choix.
Mangeurs bio puristes et mangeurs bio intermittents se différencient par la manière dont ils viennent au bio et dont ils le pratiquent. Ainsi, dans nos enquêtes, les mangeurs bio puristes ont souvent découvert les produits bio à l’occasion de rencontres, d’une activité professionnelle liée à l’environnement, ou parce qu’ils décidaient de changer leurs pratiques alimentaires suite à des problèmes de santé. Les mangeurs bio intermittents peuvent aussi se tourner vers la bio du fait de tels déclencheurs, soit exogènes, liés à des rencontres et à l’influence de l’entourage, soit endogènes, liés notamment à des problèmes de santé. Mais chez eux apparaissent plus fréquemment des déclencheurs associés à un changement de cycle de vie, tels que la naissance d’un premier enfant, ainsi que des déclencheurs plus contextuels liés aux risques alimentaires et à l’accessibilité croissante des produits bio. En outre, alors que les trajectoires alimentaires des mangeurs bio puristes s’apparentent à des conversions – tout comme dans le cas des végétariens –, celles des mangeurs bio intermittents se caractérisent plutôt par l’inflexion, le choix bio y prenant une place progressive et variable aux côtés d’autres types de choix (labels, lieux d’achat spécifiques, connaissance des producteurs ou commerçants, etc.). Ainsi, chez eux, le bio ne touche pas tous les produits et rarement même une catégorie entière de produits. Cela peut être le bœuf que l’on se met à choisir en bio et non pas toute la viande (à cause de la vache folle ou des lasagnes au cheval, selon les époques…), les carottes et les salades et pas forcément tous les légumes, les yaourts et le lait mais pas les fromages.