« Il y a des colères saines ! » Les supporters de Ségolène Royal se souviennent sans doute comme d’un sursaut salutaire la tirade enflammée qu’elle lança à un Nicolas Sarkozy un brin tétanisé, lors d’un débat télévisé de campagne présidentielle. Parler d’un baroud d’honneur devant l’imminence de la débâcle serait cependant plus juste. Le philosophe allemand Peter Sloterdijk, grand expert contemporain de la colère, invite à faire un pas de plus en rappelant les propos de Karl Marx : lorsque l’histoire se répète, elle le fait sur le mode de la farce. Si l’on ne peut tout à fait renvoyer à ce registre la pantomime de S. Royal, ce sursaut-là était assurément une pâle réminiscence des offensives glorieuses de ces grands « partis de la colère » qu’ont longtemps été les organisations politiques de gauche.
Entre le flux vital et la blessure du ressentiment
S. Royal avait au moins raison sur un point : il faut réhabiliter la colère. C’est d’ailleurs ce à quoi s’emploie P. Sloterdijk, dans un essai féroce où de cet élan impétueux que l’Église catholique considère encore comme l’un des pêchés capitaux, il s’attache à faire ni plus ni moins que la force motrice de l’histoire (1). Un tel projet suppose de se frayer, à grands coups de machette, un passage dans une jungle morale suintant le stoïcisme et l’augustinisme – le contrôle des affects comme modèle de conduite de l’honnête homme – pour rejoindre l’humanité furieuse des temps d’Homère. « La première phrase de la tradition européenne, au vers introductif de L’Iliade, commence par le mot “colère”, aussi fatidique et solennel qu’un appel ne tolérant aucune contradiction », lance P. Sloterdijk. La terrible fureur d’Achille est en effet l’événement qui déclenche l’épopée de la campagne de Troie. L’héroïsme du guerrier tient même à l’étendue et la soudaineté de son ire, signe sans équivoque qu’il jouit de la faveur des dieux. Voilà qui indique la place éminente de la colère en ces temps de « bellicisme heureux » : elle est le vecteur par lequel la nouveauté fait irruption dans le monde. Le carnage qu’elle déverse autour d’elle n’enlève rien à cette vertu capitale. La colère est un flux vital, « une énergie qui libère les hommes de la torpeur végétative » (2).
Cet éloge de la colère n’est évidemment pas sans rappeler un autre admirateur illustre de la pensée présocratique. La colère célébrée par Homère s’apparente à la « volonté de puissance » nietzschéenne, cette affirmation agressive de soi, par laquelle l’homme libre fonde ses propres valeurs et inaugure de nouvelles formes de vie (3). Mais Friedrich Nietzsche a aussi consacré de nombreuses pages à étudier le versant négatif de la colère, cet élan contrarié, cette force essentiellement réactive qu’est le ressentiment. Le ressentiment ? Une blessure qui refuse de se refermer, dans l’attente d’une réparation. S’il est un principe agissant dans l’histoire humaine c’est, pour P. Sloterdijk, ce désir ajourné de la vengeance, cette attente du moment adéquat pour rendre la pareille à l’offenseur, et répandre autour de lui la souffrance que l’on a reçue et à laquelle les siens n’ont pas eu droit.
(1) Peter Sloterdijk, , Libella/Maren Sell, 2008.(2) Ibid.(3) Friedrich Nietzsche, , 1887, rééd. Gallimard, coll. « Folio essais », 2007.(4) Arjun Appadurai, , Payot, 2007.(5) René Girard, , Carnets Nord, 2007.(6) René Girard, , 1972, rééd. Hachette, 1998.(7) Peter Sloterdijk,