À 12 ans, il tapait ses premières lignes de code informatique tout en jouant à Donjons & Dragons. Aujourd’hui, il est un spécialiste reconnu de la sociologie du numérique. Né en Italie dans un milieu populaire, attiré par la mouvance anarchiste et la pensée ouvriériste, Antonio Casilli a poursuivi des études d’économie à la prestigieuse université Bocconi de Milan. Durant sa tesi di laurea (équivalent du master 2) il écrit un premier livre, La Fabrique libertine. Il s’y amuse à relire l’œuvre du marquis de Sade à l’aune d’Adam Smith et de Karl Marx 1. Il décide ensuite de mener un terrain d’étude sur Internet, dont il a découvert les premiers développements quelques années plus tôt : l’enquête portera sur la violence communicationnelle dans les entreprises qui développent alors tchats, mails, outils multimédias etc. Il en tire l’ouvrage Stop au harcèlement qui s’accompagne d’un travail militant et associatif et le sensibilise aux problèmes de souffrance psychique et de santé liés au numérique 2. A. Casilli décide alors de venir à Paris rédiger sa thèse de sociologie sur le corps dans la culture numérique, dirigée par l’historien Georges Vigarello. Il y aura ensuite une recherche sur les sites proana (proanorexie), et en 2010, un recrutement à Télécom ParisTech. Aujourd’hui, A. Casilli publie au Seuil une réflexion originale et détaillée sur les nouvelles formes de travail qui se cachent derrière Twitter, Uber ou les chatbot.
Dans votre dernier livre, vous vous intéressez au travail humain qui se dissimule derrière nos activités numériques. Ce travail n’est-il pas réalisé par des algorithmes et des robots ?
La thèse centrale de mon livre est précisément de montrer qu’il n’y a pas de grand remplacement technologique ou automatique du travail humain, contrairement à ce que certains disent. Pour une simple raison : les machines n’ont pas les compétences de sens commun qu’ont les humains. Une machine ne peut distinguer un chat d’un chien qu’à partir de plusieurs centaines de milliers ou millions d’exemples préalablement enregistrés. Et si une nouvelle question lui est posée, il faudra à nouveau l’entraîner. Plus vous injectez de solutions intelligentes sur le marché, plus vous avez besoin de les entraîner d’abord, de les valider ensuite. Prenez l’exemple des enceintes connectées à qui l’on peut demander, de chez soi, de commander un hamburger ou de trouver le médecin le plus proche. La première a été lancée aux États-Unis. Si son concepteur veut l’installer en France, il doit lui apprendre à répondre à une nouvelle langue et de nouvelles exigences (par exemple des commandes de crêpes plutôt que de burgers). Elle doit donc réapprendre à faire ce qu’elle faisait avant dans une autre langue, s’habituer à la variabilité des accents, des expressions, etc. Or ce travail très concret engage de nombreuses personnes. Le mythe de l’intelligence artificielle qui remplacerait l’homme est une illusion.
Concrètement, comment se fait ce travail humain nécessaire au fonctionnement de l’intelligence artificielle ?
Il se fait par le microtravail ou travail des foules (crowdworking), que j’appelle pour ma part la microtâcheronnisation. Cela consiste à externaliser des tâches extrêmement fragmentées, qu’on confie à des personnes le plus souvent rémunérées à la pièce. Reprenez l’exemple de l’enceinte connectée : on va d’abord faire enregistrer à de nombreuses personnes la phrase « fais moi un café » via des plateformes de microtravail. Chaque travailleur sera payé quelques centimes pour enregistrer la phrase. Ensuite la machine va réaliser une première transcription, mais il faut la vérifier : voici à nouveau des microtâches à réaliser. Je prends un autre exemple : lorsque vous utilisez une plateforme proposant des vidéos, des microtravailleurs ont préalablement été embauchés pour regarder chacun dix secondes et l’indexer, en mettant par exemple « vidéo en français, sketch drôle » ou « vidéo en anglais, enregistrement dans un laboratoire de recherche ».