Comment les singes sont devenus (presque) humains

En un siècle, la primatologie a révolutionné notre vision des grands singes. On a découvert qu'ils étaient intelligents et que leur vie sociale et émotionnelle était riche. Ce faisant, ils ont contribué à brouiller les frontières entre l'homme et l'animal.

Almost Human : presque humain... C'est le titre choisi par Robert Yerkes pour le livre qu'il a consacré à ses amis les singes 1. Dans cet essai, publié en 1925, R. Yerkes, alors professeur de psychologie à Harvard, relate l'histoire des deux chimpanzés qu'il a élevés dans sa résidence d'été du New Hampshire. Panzee, une jeune femelle, était accompagnée de Prince Chim, un mâle, que Yerkes affectionnait particulièrement. Vif, joueur, affectueux, Yerkes décrit Prince Chim comme « particulièrement doué et ayant beaucoup de facilité d'apprentissage ». Yerkes se demande même si Chim, qui ne ressemble pas tout à fait à un chimpanzé, n'appartiendrait pas à une espèce à part... Son intuition est juste : on apprendra bien plus tard qu'il fait partie d'une autre espèce : les bonobos (ou chimpanzés pygmées) que l'on n'identifiera qu'en 1929. Avec Chim et Panzee, R. Yerkes a découvert non seulement l'intelligence des grands singes, mais aussi leur sociabilité et la richesse de leurs émotions... Il imagine même que l'on pourrait leur apprendre le langage des signes afin d'écouter ce qu'ils ont à nous dire...

Car R. Yerkes pense, comme Darwin, qu'il y a entre les humains et les autres primates des différences de degré plus que de nature. Tout comme il y en a entre les enfants et les adultes humains. L'un des buts de la psychologie comparée, dont R. Yerkes se veut le promoteur, est justement de mesurer ces différences. Malheureusement, Yerkes ne put conduire longtemps ses expériences avec Panzee et Chim. Panzee décède durant l'hiver 1924 et Chim meurt quelques mois plus tard d'une maladie pulmonaire. Yerkes sera très affecté par la disparition de ses singes fétiches. C'est en leur hommage qu'il écrivit son livre au titre explicite : Presque humain . Yerkes se mobilise alors pour la création d'un centre de recherche et en 1924, il fonde le Yales laboratory of primate Biology, premier centre de recherche, sur les primates qu'il dirigea jusqu'à sa retraite en 1942 2.

Ces singes qui influencent les béhavioristes

Un peu avant R. Yerkes, un psychologue allemand, Wolfgang Köhler (1887-1967), s'était mis lui aussi à l'étude de l'intelligence des grands singes. Pour cela, il s'était rendu en 1913 à Ténériffe, aux îles Canaries, où se trouve alors une réserve zoologique. Il se livra pendant plusieurs années à des observations restées célèbres. Sous ses yeux, un chimpanzé réussit par exemple à s'emparer d'une banane accrochée en hauteur avec l'aide d'un bâton, ou à se servir d'une caisse, placée dans un coin de la pièce, comme promontoire.

En 1921, de retour en Allemagne, Köhler fait paraître L'Intelligence chez les singes supérieurs 3 ; le chercheur allemand soutient que pour résoudre un problème, le primate s'interroge, réfléchit, imagine une solution ; il fait appel à une véritable réflexion suivie d'une soudaine intuition de la solution : l'insight. Cette découverte va fortement influencer les psychologues béhavioristes comme Tollman, qui ne voyait alors dans l'intelligence animale qu'un ensemble de réflexes conditionnés ou un tâtonnement par essais et erreurs.

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A partir de l'entre-deux-guerres, les singes, tout comme les rats, les pigeons et les chiens, deviennent un objet privilégié de la psychologie expérimentale. Des centres de primatologie se créent aux Etats-Unis (sept centres dans les années 50) et un peu partout dans le monde. Outre les recherches en psychologie, les primates sont par ailleurs utilisés pour l'expérimentation médicale ou la conquête spatiale.

Dans les années 60, Gordon Gallup, à partir d'ingénieuses expériences menées avec des chimpanzés, montrera qu'ils sont capables de reconnaître leur image dans un miroir et disposent donc d'une forme de « conscience de soi » 4. Harry Harlow (1905-1981) mène, quant à lui, des expériences cruelles sur l'attachement. Constatant que le jeune singe reste longtemps accroché à sa mère, il veut explorer le lien exact de cette relation. S'agit-il simplement d'un lien utilitaire (recherche de nourriture, de protection) ou d'un besoin « d'attachement » qui serait plus spécifique ?

Pour vérifier cela, Harlow élève de jeunes singes rhésus seuls dans une cage, en dehors de tout contact avec leur mère. La façon dont le petit singe va rester accroché à un mannequin de chiffon qui lui sert de « mère de substitution », et surtout les graves troubles psychologiques qui résultent de cette absence de vrais contacts maternels prouveront, selon le chercheur, l'importance des contacts maternels pour l'équilibre psychologique de l'individu.