Comment lisons-nous?

Par quel processus décodons-nous les mots, les phrases, les textes ? Depuis vingt ans, les recherches en psychologie cognitive proposent différents modèles d'analyse.

Avant d'Être une activité qui déverrouille les portes de l'imaginaire, comme l'écrit si bien Daniel Pennac 1, la lecture est tout d'abord un processus complexe d'analyse de l'information écrite. Comment fonctionne « la machine à lire » que nous possédons dans la tête ? Comment s'insère-t-elle dans l'ensemble des dispositifs de notre appareil cognitif ? Comment se développe-t-elle ? Depuis une vingtaine d'années, les recherches en psychologie cognitive sur ce sujet se sont multipliées. De nombreux modèles ont été proposés qui s'attachent à décrire les différentes étapes du processus de lecture.

Lire est un acte complexe qui s'élabore à plusieurs niveaux : celui de la reconnaissance des signes, celui de la perception orthographique et de leur traduction phonétique en mots, de la mise en forme syntaxique, de l'identification du sens au niveau de la phrase et du texte.

En simplifiant à l'extrême, on peut distinguer deux grands courants théoriques qui s'affrontent. Les modèles bottom-up (de bas en haut) supposent une démarche ascendante allant des processus primaires de décodage (perception visuelle et assemblage des lettres) à des processus cognitifs supérieurs permettant de produire du sens. Les modèles top-down (de haut en bas) accordent la priorité au raisonnement, à l'utilisation du contexte et aux anticipations sémantiques. Dans ce cas, le flux d'informations est descendant et les opérations sont dirigées par les connaissances antérieures du sujet. Cependant, des recherches de plus en plus nombreuses montrent que les meilleurs lecteurs sont ceux qui décodent le mieux les mots, les mauvais lecteurs ayant davantage tendance à s'appuyer sur le contexte. Ces données feraient prévaloir le modèle bottom-up. En fait, actuellement, les recherches s'orientent vers des modèles interactifs, dans lesquels, à côté du nécessaire flux ascendant d'informations (pour lire il faut de toute façon commencer par percevoir un ensemble de signes), se produisent des effets rétroactifs provenant des étapes de compréhension supérieure (sens, syntaxe, contexte...).

L'objectif est ici de présenter les principaux résultats de la recherche scientifique. Comment, autrement dit, le lecteur s'y prend-il à la fois pour décoder et comprendre un texte écrit ?

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La lecture commence par un mouvement de l'oeil nommé saccade qui permet la fixation sur un endroit du texte. A ce moment, environ dix lettres sont analysées sur une zone de la rétine où l'acuité visuelle est maximum, la fovéa. Ces traits vont être codés dans les aires visuelles du cerveau, permettant la reconnaissance des lettres. Les lettres permettent l'identification du mot. Le lecteur ouvre son « dictionnaire mental », partie de la mémoire où se trouvent les quelque 30 000 mots que connaît, en moyenne, un adulte. Dans ce lexique mental- sont stockées les informations orthographiques, phonologiques- (relatives à la prononciation), syntaxiques- (relatives à la fonction dans la phrase) et sémantiques- (relatives au sens).

La reconnaissance directe du mot à partir des lettres qui le composent implique qu'il existe en mémoire une forme orthographique déjà connue.

Mais la lecture de mots inconnus exige un autre processus : chaque lettre ou groupe de lettres peut faire l'objet d'un recodage sous forme orale. Cette voie de conversion indirecte est nommée « médiation phonologique »-. C'est elle qui nous permet de lire à voix haute un mot inconnu ou inventé, comme le nom d'un nouveau médicament. Mais l'utilisation de cette voie phonologique ne se limite pas à la lecture de mots inconnus ; elle participe à la lecture de mots déjà rencontrés, notamment lorsqu'ils sont rares.

De nombreuses études démontrent que l'identification phonologique des mots (la perception des données nécessaires à leur prononciation), tout comme leur sens, est activée pendant la lecture silencieuse par ceux que les psychologues appellent « les lecteurs experts »-. Il est ainsi plus difficile de détecter des fautes dans un texte lorsque le mot erroné se prononce de la même manière que le bon mot. Dans la phrase « la lecture à voie haute est-elle plus difficile que la lecture à voir basse ? », la seconde faute (voir) est plus aisée à détecter que la première (voie). Le code phonologique de « voie », compatible avec la bonne réponse, gêne la détection de la faute. C'est par méconnaissance de ces recherches scientifiques que certains pédagogues ont prétendu que « la lecture devait se faire uniquement avec les yeux » et condamnent l'hypothèse d'un recodage phonologique.

Du mot à la compréhension

Toutes ces opérations, inconscientes chez le lecteur, sont très rapides. Chaque mot est ainsi analysé en moins de 400 millisecondes. Les saccades successives de l'oeil permettent la fixation et le traitement de mots nouveaux dont la compréhension va être intégrée dans la signification globale de la phrase ou du texte. L'analyse sémantique (élaboration du sens) nécessite parallèlement une étape de calcul syntaxique. Les opérations syntaxiques concernent l'ordre des mots dans la phrase (quel est le verbe, le sujet...), leur accord en genre et en nombre, la construction des propositions et leurs interrelations (coordination, subordination...). En outre, la pratique de la langue est émaillée d'usages linguistiques implicites, qui facilitent la compréhension. Par exemple, lorsque l'interprétation d'un mot dépend d'un autre mot situé ailleurs dans le texte, on dit qu'il y a « anaphore »-. Dans l'expression « tant va la cruche à l'eau qu'à la fin elle se casse », à quel mot renvoie le pronom « elle » ? On comprend qu'il indique la «cruche» ; pourtant, il pourrait aussi se rapporter à l'«eau».