Athènes, ou la démocratie esclavagiste
« L’esclavage en tant que tel n’avait pas à être inventé » en Grèce antique, écrit le grand historien Moses I. Finley (1), car la chose était familière aux Grecs. Mais, ajoute-t-il, « l’idée radicalement neuve » fut de « faire de l’esclavage la forme par excellence du travail par autrui », une idée dont il illustre le développement autour du cas d’Athènes.
S’étalant sur près d’un siècle, le phénomène aurait débuté vers 594/593 avant J.-C., au moment où Solon mettait fin à l’esclavage pour dette à Athènes. Justifiant les expéditions étrangères « pour le butin », en particulier la capture d’esclaves, il donnait aussi la possibilité à tous les citoyens, même les plus pauvres, de participer à la vie politique de la cité. Ces réformes permirent de limiter les tensions internes devenues très fortes suite à l’accaparement des terres par les nobles, de prendre en compte les revendications des commerçants et artisans, de souder l’ensemble des citoyens, et de renforcer la puissance militaire d’Athènes. Si tous les citoyens pouvaient en effet participer à la vie politique, tous devaient également servir la cité en temps de guerre. Et, avec ses marins, c’est l’infanterie des fameux hoplites, composée de citoyens moins aisés que les cavaliers nobles, qui fit la force d’Athènes.
C’est au moment où Athènes « inventait » ainsi la démocratie qu’elle se mit à faire venir de plus en plus d’esclaves de l’extérieur. Prisonniers de guerre, achetés à des marchands ou bien directement razziés, ils devinrent rapidement partout présents, à la ville comme à la campagne. On pourrait être surpris de cette contradiction, qualifiée par les historiens de « paradoxe finleyien » : celle d’une cité qui devint de plus en plus esclavagiste au fur et à mesure qu’elle se démocratisait. Mais, pour Finley, c’était justement parce que l’esclavage « interne » avait été en quelque sorte aboli que l’esclavage externe se développa si fortement. Écartant « les considérations d’efficacité, de productivité et de rentabilité » qui, pour lui, « ne jouèrent qu’un rôle infime – et encore, si elles en jouèrent un – dans la formation » (2) de la société esclavagiste athénienne, il privilégiait une explication avant tout politique. Raison pour laquelle il fut ensuite critiqué. On sait en effet aujourd’hui que d’autres facteurs jouèrent en la matière un rôle tout aussi important, comme l’essor de l’économie marchande et l’impérialisme athénien, sans oublier l’image que les Grecs construisirent d’eux-mêmes et du « Barbare », au moment de leur rencontre avec l’Empire perse.
NOTES
(1) Moses I. Finley, Esclavage antique et idéologie moderne, Minuit, 1981.
(2) Ibid.
Les origines de l'esclavage américain
Le second cas emblématique de l’histoire de l’esclavage, de loin le plus étudié, concerne l’origine des systèmes esclavagistes de l’Amérique coloniale. Ici, à l’inverse du cas athénien, l’explication dominante fut longtemps plutôt de nature économique. À la suite, notamment, de Herman J. Nieboer (1), on mit d’abord l’accent sur la théorie des « richesses naturelles ouvertes » pour expliquer que seul l’esclavage pouvait contribuer à la « mise en valeur » de territoires à la fois vastes et peu peuplés, du fait de la formidable dépopulation qui suivit l’arrivée des premiers colons européens. Explication insuffisante puisqu’une situation comparable en Australie (vaste, peu peuplée) n’a pas conduit au même résultat. L’idée de l’élasticité de l’offre africaine en esclaves (c’est-à-dire de son adaptation à la demande américaine en captifs) fut aussi mise en avant, parce qu’elle aurait facilité le recours à cette main-d’œuvre d’origine lointaine. Surtout, on insiste avec raison sur l’importance que constitua le choix de la grande plantation dont l’essor nécessitait une main-d’œuvre nombreuse, relativement bon marché, et sans réel espoir de promotion. D’autres sources potentielles de main-d’œuvre se raréfièrent alors, à l’instar de celle auparavant constituée par les engagés blancs, qui avaient joué un rôle important dans les premiers stades de l’exploitation agricole du Nouveau Monde. Cela n’est donc pas une simple coïncidence si le décollage sucrier américain coïncida avec celui de la traite par l’Atlantique.
Il n’en reste pas moins que de nombreux autres facteurs jouèrent aussi un rôle. Le fait, par exemple, que l’esclavage n’avait nullement disparu de l’Europe méditerranéenne de la fin du Moyen Âge a influé sur le choix de recourir à une main-d’œuvre servile aux Amériques. Il est symptomatique à cet égard de constater que des pays comme la France et l’Angleterre ont d’abord utilisé des engagés avant de se retourner vers l’esclavage, tandis que les Ibériques optèrent de suite pour cette dernière solution, sans passer par l’étape des engagés. Ajoutons que le choix du système de la grande plantation n’était nullement donné par avance et qu’il résulta en partie de l’affirmation, en Europe, de doctrines mercantilistes mêlant des conceptions à la fois économiques et politiques. Tout cela pour dire que le paradigme économique ne peut pas à lui seul rendre compte de l’essor de l’esclavage aux Amériques, pas plus que le politique ne peut, à lui seul, expliquer le renforcement de l’esclavage à Athènes.
NOTE
(1) Herman J. Nieboer, Slavery as an Industrial System, Éd. M. Nijhoff, 1910. Voir aussi Evsey Domar, “The causes of slavery or serfdom: An hypothesis”, Journal of Economic History, n° 30/1, 1970.
Sociétés à esclaves et sociétés esclavagistes
Comment rendre compte, à partir des deux exemples classiques d’Athènes et des colonies américaines, du passage de « sociétés à esclaves » à des « sociétés esclavagistes » ? Peut-être, tout d’abord, en tentant de clarifier cette distinction opérée par Moses I. Finley. Les premières, les sociétés dites « à esclaves », se singulariseraient en effet essentiellement des secondes par deux caractères : l’importance du nombre d’esclaves par rapport à celui des libres ; et le rôle plus ou moins « important », essentiel ou « prédominant » (la terminologie change d’un auteur à l’autre) que joueraient ces esclaves dans la production. Comment en rendre compte concrètement ?
S’agissant du pourcentage d’esclaves par rapport aux libres, dans une société donnée, on butte d’abord sur la difficulté à disposer de données chiffrées suffisamment sûres et nombreuses pour être comparées. Ensuite, sur les limites forcément arbitraires à adopter : doit-on fixer le seuil à 10, 20, 30 % (ou plus ?) d’esclaves ?
Quant au rôle productif, comment décider, là aussi, du moment où il deviendrait essentiel, dominant ou prédominant ? Et quel type de production retenir : celle de denrées agricoles – vivrières et/ou commerciales ? – ou bien les produits de l’artisanat ? Sans compter le fait que l’utilité de l’esclavage, dans une société donnée, ne saurait se limiter à ce seul aspect productif, des esclaves jouant en effet parfois un rôle essentiel comme instruments du pouvoir, force d’appoint politique et/ou militaire, ou bien encore comme marqueurs de l’influence sociale (domesticité). Pour se limiter au seul domaine de l’économique, comment, par ailleurs, prendre en compte ces esclaves loués par leurs maîtres, et dont l’utilité, pour ces derniers, est beaucoup plus de l’ordre du revenu ou de la rente que de la production ?
Notons aussi l’importance de critères plus culturels et idéologiques liés au degré de légitimation de l’esclavage dans une société donnée. Car s’il y a aujourd’hui encore des formes d’esclavage dans un certain nombre de régions et de pays du monde, peut-on parler de sociétés esclavagistes là où ces formes d’esclavage sont très clairement perçues comme contraires aux valeurs dominantes, reniées, criminalisées et combattues ? Une société esclavagiste ne peut en effet être définie uniquement par des critères extérieurs. Elle est aussi esclavagiste parce qu’elle se pense et se représente comme telle.
Au final, une société esclavagiste serait ainsi une société où l’esclavage est accepté, perçu comme éminemment utile, et où il irrigue une large partie du tissu social, économique et autre ; quels que soient par ailleurs le pourcentage d’esclaves par rapport à la population des libres et la part effectivement prise par ces esclaves dans le seul secteur de la production des biens matériels commercialisables. Reste à lancer des recherches, les plus nombreuses possibles, afin de voir concrètement comment de telles sociétés sont nées.