Au début des années 90, Amitaï Etzioni est à la recherche de financement pour lancer une revue, The Responsive Community, qui sera l'organe du mouvement communautarien dont il est un des chefs de file. Il rencontre alors un financier intéressé qui lui demande : « Quel est votre public cible ? Quel est le nombre de lecteurs que vous pensez atteindre la première année ? Quand comptez vous atteindre l'équilibre financier ? » A. Etzioni répond alors : « Mais je ne veux rien de tout cela : je veux changer le monde ! »
De prime abord, le personnage que nous avons rencontré est à la fois imposant et difficile à cerner. Imposant par ses titres : ancien président de l'Association américaine de sociologie, ancien conseiller à la Maison-Blanche, auteur de vingt livres et de centaines d'articles, gourou des communautariens, intellectuel connu qui signe dans le New York Times et est habitué des plateaux de télévision... Difficile à cerner car son itinéraire académique, mené tambour battant, s'est joué sur plusieurs fronts. De ses livres sur les organisations à son essai La Troisième Voie, en passant par des ouvrages sur les relations internationales, la continuité n'est pas évidente.
L'apparente diversité de ses engagements cache en fait une profonde unité. Une idée fixe même, qu'il énonce ainsi : « Une société ne peut pas être fondée uniquement sur l'échange et le pouvoir, le marché et l'Etat, le commerce et les institutions. Toute vie sociale repose aussi sur des normes, des règles morales, des liens d'affection et de solidarité, une culture commune. » La société ne peut donc reposer uniquement sur le couple Etat/marché, il faut aussi un troisième pôle. Cette troisième voie, c'est celle de la communauté : « La bonne société doit résulter de la combinaison de trois secteurs : l'Etat, le secteur privé et les communautés. Chacun d'eux reflète et sert une part de notre humanité. Et chacune des parties doit limiter les deux autres. »
Voilà l'idée de base qui fait agir et qui fait penser Amitaï Etzioni. Voilà le fil directeur d'un projet intellectuel déjà bien rempli. Mais reprenons les choses par le début.
En 1961, A. Etzioni a 32 ans ; il enseigne la sociologie à l'université de Columbia. Il publie A Comparative Analysis of Complex Organizations, qui va vite s'imposer comme un des classiques de la sociologie des organisations. Au départ, l'auteur pose une question simple. Pourquoi les individus acceptent-ils de se soumettre aux règles des organisations dans lesquelles ils vivent 1 ? La réponse tient en trois mots : la contrainte, l'intérêt, les valeurs. Certaines organisations sont purement « coercitives » : c'est le cas des prisons, des camps de travail et, à l'époque, des asiles. D'autres organisations sont dites « utilitaires » ; elles sont fondées avant tout sur l'intérêt de leurs membres : c'est le cas des entreprises. D'autres organisations reposent enfin sur les valeurs et normes partagées par leurs membres. C'est le cas par exemple des communautés religieuses.
« Le commandement d'un camp de travail soviétique ou le directeur d'une prison ne choisissent pas les pensionnaires des établissements qu'ils dirigent. Précisément, la contrainte physique qui s'y exerce élimine le travail de recrutement. A l'inverse, dans certains organismes (la franc-maçonnerie, les Petits Frères des pauvres), les procédures de sélection des postulants ou d'apprentissage des nouveaux membres y jouent des rôles essentiels. En général, la peur commande les attitudes et les actes des membres d'une organisation coercitive. Quand l'utilité prédomine : le calcul s'impose comme principe d'action ; l'adhésion intime à des valeurs est le précepte des collectivités normatives. »
Les trois piliers de l'organisation
La typologie des organisations déclinée en trois types (coercitif, utilitaire, normatif) reflète en quelque sorte les trois expériences d'Etzioni lui-même. Né en Allemagne en 1929, sa famille doit fuir le nazisme et les camps (organisation coercitive). Installé en Israël après la guerre, le jeune Etzioni est élevé dans un kibboutz (organisation normative). Puis il gagne les Etats-Unis, royaume de l'entreprise, du commerce (organisation utilitaire). Bien entendu, dans la plupart des organisations modernes, la soumission aux règles du groupe (qu'Etzioni nomme « compliance ») résulte d'un mélange entre l'intérêt, la contrainte, les valeurs. De fait, beaucoup d'organisations ont une structure duale. Ainsi l'école a une structure « normative-coercitive », car les deux modes de contrôle y sont combinés. D'autres structures, comme une association ou un syndicat, sont « normatives-utilitaires ». Il y a bien sûr tout un spectre de situations qu'Etzioni décrit à l'aide de multiples exemples puisés dans l'histoire et la sociologie.