Utopies américaines

Un désir d’égalité. Vivre et travailler dans des communautés utopiques, Michel Lallement, Seuil, 2019, 546 p., 25 €.

Quitter la ville, retourner aux champs et tout partager. N’est-ce pas là le rêve brisé d’une génération chevelue aux idées fumeuses, aujourd’hui largement à la retraite ? Si tel est votre sentiment, vous ne sortirez pas tout à fait indemne de la lecture de la très riche enquête du sociologue Michel Lallement.

Qu’on les nomme collectifs alternatifs, utopies concrètes ou – selon l’usage anglo-saxon – communautés intentionnelles, ces modes de vie librement choisis ont en commun de rompre avec les règles de la société environnante et de promouvoir des idéaux de simplicité et de partage. Ce n’est pas un hasard si, aux États-Unis, terre d’exil des puritains, des quakers, puis de divers socialistes utopiques (Charles Fourier, Robert Owen, Étienne Cabet), il existe une tradition particulièrement vivante d’expériences de ce genre, alternatives à l’individualisme et au capitalisme dominants. À cette tradition, note Michel Lallement, divers courants de pensée et influences ont pu se mêler : le culte de la nature, l’anarchisme, le pacifisme, la psychanalyse reichienne, certaines sagesses orientales et d’autres encore, comme nous le verrons, donnant chaque fois une allure différente à ces initiatives. Mais personne, bien sûr, n’a oublié que la décennie 1960 a été celle de la floraison de contre-cultures, dont celle des hippies et autres freaks, en rupture avec le mode de vie « bourgeois », le salariat, le consumérisme et la cellule familiale. Cinquante ans plus tard, que reste-t-il des expériences communautaires tentées à cette époque, et souvent considérées depuis comme une impasse ?

Pour en avoir le cœur net, M. Lallement a plongé directement dans l’histoire et la vie quotidienne de deux communautés rurales toujours vivantes situées dans l’État de Virginie, fondées l’une (Twin Oaks) en 1967, et l’autre (Acorn) en 1993 par des dissidents de la première. Par contraste, il examine aussi le cas de quelques autres formées à la même époque (dont The Farm), qualifiées, selon la typologie de l’auteur, d’identitaires, c’est-à-dire animées par un leader charismatique et imprégnées de doctrines spiritualistes. Twin Oaks, son principal objet d’étude, est une communauté dite sociétaire, c’est-à-dire sans confession religieuse, ouverte sur l’extérieur, et assez strictement encadrée par des règles de travail, de vie en commun et de comportement. Acorn est qualifiée de libertaire, car tout y repose sur le bon vouloir de chacun et sur le consensus décisionnel. Au-delà de ces différences, le principe est le même : les membres renoncent à toute propriété individuelle hormis quelques effets personnels, travaillent pour la communauté et paient leurs impôts collectivement. En un point de son récit, l’auteur qualifie Twin Oaks, qui compte une centaine de membres en 2017, d’« îlot de socialisme au milieu d’un océan de capitalisme ». Pour autant, son inspiration doit peu à Karl Marx, et beaucoup à des sources aussi américaines que le poète et philosophe Henry Thoreau (1817-1862), relayé par le psychologue Burrhus Skinner (1904-1990), père du « béhaviorisme radical ». En 1948, ce dernier avait décrit en détail l’organisation d’une communauté autarcique idéale, à laquelle les individus seraient amenés à s’adapter sans contrainte par l’appel à des « conditionnements opérants ». Tel fut, provisoirement du moins, le modèle directeur de Twin Oaks. Tout le mérite de M. Lallement est de développer par le menu l’histoire longue et mouvementée de cet « îlot », histoire marquée par de constantes expérimentations et réformes.