L’aspiration utopique est une constante anthropologique. Les hommes ont toujours rêvé et imaginé des sociétés de rechange, que cet esprit d’utopie soit resté à l’état onirique, cantonné dans de volumineux pavés écrits, ou qu’il se soit concrètement réalisé, notamment dans l’ordre politique ou économique. Les utopies d’entreprises ou les entreprises utopiques sont de cette dernière nature. Telle la « vieille taupe » de Karl Marx, elles ressurgissent régulièrement des sous-sols de l’histoire, notamment dans la retombée des grandes révolutions, des crises sociales radicales ou des périodes d’anomie où les sociétés se mettent à douter de leurs principes organisateurs. D’où leur faculté organique de résistance et de contestation de l’ordre dominant, mais aussi la grande diversité de leurs formes à travers l’histoire. S’agissant des utopies de l’organisation productive, seules seront évoquées ici celles portées par des entrepreneurs ou des patrons socialisants, en laissant de côté tout un pan de l’histoire pas moins abondant des utopies émancipatrices réalisées par les travailleurs eux-mêmes. Dans ce foisonnement des utopies patronales modernes qu’on devrait aussi appeler les « utopies par le haut », on peut distinguer trois grands foyers emblématiques.
1. Les utopies socialisantes
Portées par les grandes utopies sociales du 19e siècle, des mouvements sociétaires, solidaristes et coopératifs, elles sont dirigées vers la lutte contre les inégalités et l’émancipation éducative des plus déshérités. Robert Owen (1771-1858) en est la figure emblématique. Fils d’un quincaillier, il rachète en 1707 à son beau-père l’une des plus grandes filatures de la région de Glasgow dans le but de transformer radicalement son organisation. Il est convaincu avant l’heure que c’est la communauté qui détermine le comportement des individus plutôt que leur soi-disant personnalité. Si on veut bénéficier de leur engagement, il faut donc mettre en place des conditions de vie décentes, respectueuses et plus équitables. C’est ce qu’il fait sur le site industriel de New Lanark qu’il transforme en village coopératif en offrant à ses employé(e)s des rémunérations plus importantes et des conditions de travail très en avance sur son époque. Il réduit le temps de travail et l’âge minimum des ouvriers, et crée plusieurs écoles où chaque enfant peut bénéficier de soins vigilants et d’une attention bienveillante ; écoles qu’il transforme, le soir, en centres de formation, de dialogue et de loisirs pour adultes. On pourrait également évoquer Jean-Baptiste André Godin (1817-1888). Sensible aux idées du philosophe Charles Fourier qu’il a découvert en 1842, il décide de mettre sa fortune au service du bien commun en créant, autour de son usine de Guise, un espace social alternatif à la société bourgeoise capitaliste : le familistère. Outre des logements de fonction, des lavoirs et des magasins d’approvisionnement réservés aux ouvriers de ses fabriques, il crée une école obligatoire et gratuite, un théâtre, une piscine et une bibliothèque. La construction du familistère de Guise s’étend de 1859 à 1884. Au cours de cette période, l’activité de la manufacture se développe considérablement pour employer jusqu’à 1 500 personnes.