Facteurs religieux et facteurs politiques s'entremêlent dans bon nombre de conflits contemporains, les rendant particulièrement violents et difficiles à résoudre. L'actualité nous suggère des exemples immédiats, comme ceux de l'Afghanistan, de l'Irak ou du conflit israélo-arabe. Les théories de la résolution des conflits peinent cependant souvent à prendre en compte cet enchevêtrement. Une idée répandue est qu'une médiation n'est possible qu'à condition de s'en tenir au strict terrain politique, aux « intérêts » en présence, en laissant le religieux de côté. S'axer sur les causes sous-jacentes des conflits, celles qui se cachent sous le discours des acteurs, voilà ce que recommandent généralement les spécialistes de la médiation (voir l'encadré, p. 91).
Pourtant, lorsque les conflits mettent en scène des groupes revendiquant des appartenances religieuses différentes, ce qui est en jeu, c'est la rencontre entre des « mondes » distincts. Ces mondes (ou « religions ») constituent des systèmes de construction de la réalité. Loin d'être neutres, ils interfèrent avec la définition des intérêts et dès lors contribuent à structurer les différends. Il importe donc, pour la théorie de la résolution de conflit, de penser la dynamique d'interaction entre le religieux et le politique. C'est à cette condition qu'elle pourra contribuer à trouver une issue à des affrontements marqués par une telle interaction.
Les travaux du théoricien de la théologie George Lindbeck peuvent être d'une grande utilité dans cette tâche. Nous avons proposé ailleurs 1 un modèle qui s'en inspire et dont nous présentons ici quelques jalons. Les rapports de notre monde occidental avec différents mouvements islamiques contemporains illustreront le propos, mais la rencontre de deux mondes, apparemment plus proches, aurait abouti à un constat similaire.
G. Lindbeck montre comment des positions doctrinales qui étaient autrefois contradictoires peuvent ne plus l'être aujourd'hui. Selon lui, les doctrines, tout comme les valeurs, peuvent se révéler à la fois fermes et flexibles, de sorte que des mondes attachés à des valeurs incommensurables peuvent cohabiter pacifiquement.
Pour G. Lindbeck, la religion est avant tout un cadre culturel et linguistique, « une sorte de médiation qui façonne la vie et la pensée en leur totalité ». Bien qu'elle soit aussi « un éventail de croyances au sujet du vrai et du bien », elle « ressemble plutôt à un idiome qui rend possibles la description des réalités, la formulation de croyances et l'expérience d'attitudes et de sentiments intérieurs 2 ». Tout comme une langue, une religion peut ainsi être vue comme un médium de construction de la réalité dont la grammaire - respectivement les dogmes ou les valeurs - régule la pratique. Ces règles sont des réalités d'un ordre second dont le rôle est d'interdire certaines pratiques ou actions et d'en permettre d'autres, sans spécifier positivement et sans prescrire ce qui est à croire ou à faire dans l'ordre du jeu lui-même. L'effet d'une règle, ce n'est ni d'indiquer ni de prescrire, mais d'encadrer l'action, de lui servir de guide. Selon cette conception, la rencontre entre deux systèmes de règles (dogmes ou valeurs) différents, voire contradictoires, n'implique pas nécessairement qu'ils s'excluent mutuellement. Tout dépend des contextes dans lesquels leur rencontre intervient.
Adapter la règle à un contexte changeant
Ainsi, pour nombre de penseurs islamistes (notamment dans le courant des Frères musulmans), la sharia (ou loi islamique, pour faire court) n'est pas un décalque éternel à appliquer quel que soit le contexte. La fidélité à la sharia se mesurera plutôt à l'adaptation d'une même règle à un contexte changeant. Cette fidélité exige un effort d'interprétation (ijtihâd) de la part du savant musulman, un travail de réflexion et d'analyse pour appliquer les règles coraniques à la situation présente. Par exemple, la règle de la lapidation comme châtiment en cas d'adultère a été accompagnée à ses débuts par des conditions d'application extrêmement restrictives. Les savants (ulémas) en ont déduit que l'objectif de cette règle était préventif. Dans le contexte contemporain cependant, nombre d'ulémas reconnaîtront que la lapidation ne saurait réaliser cet objectif, et en concluent que la règle ne saurait dès lors être appliquée. Pour eux, l'objectif de prévention de l'adultère devra être poursuivi par d'autres moyens plus adaptés à l'époque présente.