Comprendre la philosophie taoïste

Les philosophes taoïstes proposent une éthique de vie fondée sur un scepticisme intégral et sur le non-agir. Une pensée parfois déroutante mais fascinante.

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Le taoïsme, avant d’être une religion, a d’abord été une philosophie, prônée notamment par Lao zi (4e siècle av. J.C.), Zhuang zi (4e-3e  siècle av. J.C.) et Lie zi (3e  siècle av. J.C.). Il s’agit d’une pensée sceptique, anarchiste et antiintellectualiste, doublée d’une conception mystique de l’univers. Pour en comprendre le sens, difficile à cerner pour les Occidentaux, il faut remonter à une idée ancienne dans la pensée chinoise : le dao. Puis cheminer à travers les notions d’indétermination, de vide, d’intuition et de non-agir.

« Le dao est pareil à un vase que l’usage ne remplit jamais. Il est pareil à un gouffre, origine de toutes choses du monde » (Lao zi) - L’idée de dao (écrit dao en pinyin1 mais orthographié tao dans l’usage populaire français) n’est pas propre au taoïsme, elle est présente aussi dans le confucianisme et le bouddhisme. Le sinologue Marcel Granet 2 notait déjà en 1929 qu’elle est une des « plus obscures » parmi les notions chinoises et une des catégories de la pensée commune. Elle est toutefois centrale dans l’œuvre de Lao zi (ou Lao Tseu, 4e siècle av. J.C.), le fondateur supposé de la doctrine taoïste. Pour lui, le mot désigne l’ordre naturel des choses, auquel il ne faut pas s’opposer. Il implique une méthode de salut individuel : le dao, c’est la voie, le passage, ou encore la méthode à emprunter pour trouver la sagesse. Il renvoie aussi à une cosmogonie : le dao est le chaos originel, il a donné naissance au souffle (qi), qui lui-même a engendré les principes antagonistes du yin et du yang, puis toute chose. Il n’y a donc pas de créateur dans la vision du monde taoïste.

Le texte fondateur du taoïsme attribué à Lao zi, le Daode jing (ou Tao Te-King, Classique de la voie et de l’efficience), reste une énigme. Les archéologues en ont retrouvé plusieurs versions, toutes postérieures à Lao zi, et celle qui fait autorité est due au maître taoïste et commentateur Wang Bi (3e siècle apr. J.C.). Selon le sinologue Rémi Mathieu3, le Dao dejing est très difficile à comprendre et à traduire, même pour les lettrés chinois d’aujourd’hui : « Selon les versions retrouvées, les interprétations du Daode jing sont très diverses – cela va du guide pour l’hygiène de vie au traité politico-militaire, ou encore au texte spirituel permettant la rencontre avec les esprits ! » Il faut dire que ce texte est rédigé dans une langue volontairement obscure, qui cultive l’ambiguïté.

Historiquement, le Dao dejing a constitué une véritable révolution intellectuelle : il propose une idéologie nouvelle, en contradiction avec les autres traditions de pensée de l’époque, le confucianisme (centré sur les valeurs familiales et traditionnelles), le moïsme (marqué par le pacifisme) et le protolégisme (centré sur la dureté de la loi). Lao zi développe une pensée mystique – le dao n’a pas de nom et on ne peut rien en dire – il ne dit pas ce qu’il est, il dit ce qu’il n’est pas. Il en déduit également une compréhension paradoxale du monde : toute affirmation n’est ni vraie ni fausse ; elle est simplement hors de question. Il n’existe ni bien ni mal, ni beau ni laid, ni vérité ni erreur. Cette remise en cause perpétuelle de l’opinion commune, ce scepticisme radical, est la machine de guerre du taoïsme.

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« Chevaucher le vide » (Lie zi) - Mais le dao peut aussi signifier le vide. Dans le monde qui est un chaos incessant, l’adepte doit supprimer ses propres pensées, par la méditation et diverses techniques de souffle, et trouver ainsi la contemplation intérieure. Ainsi le maître Lie zi (3e siècle av. J.C.), au lieu de remplir son esprit d’inutiles connaissances, raisonnements ou codes sociaux, préfère « chevaucher le vide ».

« Lorsque sont mises en avant des oppositions entre “c’est cela” et “ce n’est pas cela”, c’est le dao qui est éclipsé. » (Zhuang zi) - Par ailleurs, le Dao dejing affirme que le dao est un mystère « innommable », que l’intelligence et les sens ne peuvent pas saisir ; pour l’atteindre, il faut renoncer à le comprendre. Plus généralement, il faut se défier du langage… « Celui qui parle ne sait pas, celui qui sait ne parle pas », dit Lao zi, qui prône un enseignement sans parole : l’intuition doit primer sur la pensée logique. Grâce à elle, l’adepte atteint une forme d’éveil dans une communication mystérieuse entre lui et l’objet. Une idée, assez difficile à cerner pour les Occidentaux, qui sera reprise dans le bouddhisme zen.