Construire la paix

L’idée d’une paix perpétuelle, vieille de trois siècles, a montré ses limites. Mais le rêve de paix demeure. De nouvelles méthodes, inspirées de traditions non occidentales se mettent en place pour construire un monde plus pacifique.

Comparable au travail de Sisyphe voué éternellement à remonter sa pierre en haut d’une montagne, la paix correspond à la « première tâche politique » selon l’expression du juriste Hans Kelsen en 1944. En quoi une telle tâche réside-t-elle ? Correspond-elle à l’idée de paix perpétuelle ? Celle-ci est-elle encore mobilisatrice et si oui, quelle direction privilégier ?

Du point de vue politique, construire la paix consiste tout d’abord à empêcher l’irruption d’une nouvelle guerre totale entre États. Cette paix « négative » s’est incontestablement manifestée depuis la création des Nations unies. Elle résulte d’un droit international qui rend illégale l’offensive mais aussi du spectre de l’arme atomique. Ainsi, la paix négative s’enracine dans un terreau à la fois juridique et stratégique. Mais la paix ne se restreint pas à l’absence de guerres. Avec l’apparition d’une seconde vague au sein des peace studies (encadré ci-dessous) dans les années 1960, la paix se veut également positive : satisfaire les besoins humains fondamentaux d’ordre socioéconomique, écologique voire spirituel. Elle rime avec épanouissement et harmonie. La fin de la bipolarité a incontestablement favorisé en partie la diffusion de cette conception élargie de la paix eu égard à l’essor des conflits armés de nature intraétatique en ex-Yougoslavie ou en Afrique subsaharienne. Leur issue nécessite d’aller au-delà de la reconstruction matérielle afin d’assurer une réconciliation inscrite dans la durée. L’Agenda pour la paix (1992) de Boutros Boutros Ghali alors secrétaire général de l’Onu étend ainsi les interventions postconflits à la consolidation de la paix. Celle-ci suppose une série de transitions politique, économique, judiciaire, sécuritaire qui oblige à la coopération d’une pluralité d’acteurs spécialisés allant de l’aide au développement à la protection des droits de l’homme. Inspirée par un universalisme tiré de la philosophie des Lumières, une telle paix prend les accents du libéralisme et peine aujourd’hui à se réaliser. À partir d’un tel diagnostic, repenser la paix entraîne un double travail : interroger les modèles occidentaux, travailler à la reconnaissance dans le cadre des conflits armés.

Discuter la promesse des Lumières

Contrairement à la paix des cimetières, la paix perpétuelle se veut vivante et réalisable ici-bas. Si l’abbé de Saint-Pierre (1712) est l’un des premiers à défendre cette conception via l’établissement d’une assemblée européenne, c’est surtout Kant qui explicite ses propriétés : instaurer des régimes politiques républicains, mettre en place une confédération d’États libres, promouvoir un droit cosmopolitique fondé sur l’hospitalité universelle. Pour les théoriciens de la paix démocratique, cette idée kantienne ne se loge pas seulement dans un devoir-être (agir en vue de réaliser cette paix). Elle prendrait une consistance empirique depuis le début du 19e siècle. Qui plus est, elle doit guider les orientations en matière d’opérations de paix lorsque s’engagent les constructions institutionnelles postconflits. Or, les expériences menées dans l’après-guerre froide montrent les limites d’une telle entreprise qui relève de la paix libérale. D’une part, l’organisation d’élections libres – à laquelle se résume bien souvent l’établissement d’un régime démocratique – n’entraîne pas une stabilité politique. Elle ravive même les conflits antérieurs. D’autre part, les modèles d’organisation sont imposés par des experts qui ne prennent pas en considération le point de vue des populations locales. Adoptant des cadres de pensée à la fois standardisés et fermés, les experts circulent de continent en continent. Ils disséminent des savoirs techniques censés être valables indépendamment des terrains d’application. Discuter la promesse des Lumières prend alors deux directions : restreindre l’ambition afin de cultiver la logique d’une paix séparée entre États libéraux et démocratiques – une paix homogène sur l’ensemble du globe bascule dans l’impossible – ou réhabiliter les perspectives locales en vue d’une pacification qui ne viendrait pas seulement de l’extérieur. Cette seconde direction peut prendre une tournure plus radicale. Elle consiste à promouvoir de nouvelles conceptions de la paix en dehors des héritages occidentaux.

Bruno Arcidiacono, Graduate Institute/Puf, 2011. Antoine Coppolani, Charles-Philippe David et Jean-François Thomas (dir.), Hermann, 2015. Guillaume Devin (dir.), Pepper, 2005. Oliver Richmond, Sandra Pogodda et Jasmin Ramovic (dir.), Palgrave Macmillan, 2016.