Rencontre avec Jean-Loup Amselle

Critique postcoloniale : attention aux dérapages

Du Sénégal à la Bolivie, de l’Inde à la France, l’anthropologue Jean-Loup Amselle analyse les avatars de la pensée postcoloniale. Son diagnostic : si la critique de la « raison » occidentale est souhaitable, la guerre des identités qui en découle est plutôt inquiétante.

Jean-Loup Amselle, anthropologue spécialiste de l’Afrique, maniant habilement l’esprit critique voire l’ironie, s’est imposé comme un « débusqueur » d’idées reçues. Il a décortiqué de manière prémonitoire, dans Vers un multiculturalisme français (1), le durcissement actuel des identités que l’on ne peut comprendre que par rapport à l’histoire coloniale française. Défenseur de l’universalité des cultures, il montrait dans Branchements (2) comment, à l’heure de la globalité, les cultures africaines sont faites d’emprunts, d’échanges, mais menacées en même temps par l’enfermement identitaire.
Aujourd’hui, à travers une nouvelle synthèse érudite, L’Occident décroché (3), il questionne ces courants de pensée étiquetés « postcoloniaux » qui remettent en question le colonialisme et la pensée occidentale, issue des Lumières, celles des droits de l’homme, de la démocratie, de l’universalisme… J.‑L. Amselle voit en effet dans ces théories une succession de « décrochages » vis-à-vis de l’Occident. Après une vaste enquête qui l’a mené de l’Inde à l’Afrique, de l’Amérique du Sud à l’Europe, il épingle les ambiguïtés de ces décrochages, qui débouchent selon lui sur un retour de la pensée ethnoraciale dans l’espace public.

Votre enquête s’étend de l’Amérique latine à l’Afrique. Vous y montrez que le postcolonialisme peut porter la tentation de l’enfermement identitaire…

Effectivement. Depuis qu’elles ont été lancées en 1982, les subaltern studies indiennes , qui mettaient l’accent sur les « savoirs locaux indigènes », ont essaimé et se sont adaptées sur d’autres continents. Au Mexique, l’insurrection zapatiste s’inscrit dans cette même logique identitaire : le sous-commandant Marcos est un défenseur de la cause « indigène », censée caractériser les Indiens du Chiapas. Or il a une conception assez new age de l’indigène, qu’il considère comme pur et non corrompu par le système capitaliste… C’est là un discours postmoderne destiné avant tout aux touristes et aux penseurs occidentaux branchés qui viennent se ressourcer à la primitivité indigène. En Bolivie aussi, depuis l’élection d’Evo Morales à la présidence (2005), se met en place dans le discours politique une course-poursuite à la pureté indigène. Il faut prouver que l’on est un « vrai » Indien (Aymara), y compris au point de vue des traits physiques, ce qui disqualifie les individus étiquetés « Blancs » ou « métis ».
Cette logique raciale, adaptée en politique par le sociologue et actuel vice-président Álvaro García Linera, est très présente dans les sciences sociales boliviennes, notamment à l’Atelier d’histoire orale andine (Taller de historia oral andina – Thoa), un centre de recherche universitaire de La Paz, où les débats sur l’identité aymara (ou non) de tel ou tel chercheur font rage.

Deux arguments permettent de montrer, me semble-t-il, que ce risque est inhérent à la logique postcoloniale. Tout d’abord, les penseurs postcoloniaux ont construit des systèmes d’opposition un peu caricaturaux : ils présentent le Sud exploité par le Nord, la périphérie sous le joug du centre… Or l’« Occident » n’est pas un lieu homogène, pas plus qu’il n’a abrité une pensée unique. Je crois au contraire qu’il a produit en son sein ses propres décrochages. Par exemple, il y a eu un décrochage juif en France, celui d’une génération (dont j’ai fait partie) née dans les tourments ou au sortir de la Seconde Guerre mondiale, qui s’engagea contre la guerre d’Algérie et contre le colonialisme, se passionna pour l’Afrique mais aussi pour le jazz des Noirs américains et dévora l’œuvre de Frantz Fanon (5). Il y avait beaucoup de Juifs dans cette mouvance anticolonialiste, et cela s’explique par une volonté de communion dans la souffrance (« nous avons souffert à cause du génocide commis par les nazis, vous avez souffert à cause du joug colonial »). Plus généralement, tous ceux qui ont vécu en porte-à-faux culturel à l’intérieur du monde occidental (y compris un certain fondamentalisme juif), peuvent être vus comme des sujets postcoloniaux avant la lettre.Deuxième argument : tant qu’on ne critiquera pas les origines des postcolonialismes, on s’expose à utiliser des idées ambiguës qui mènent immanquablement au durcissement identitaire. Par exemple, Stuart Hall (encadré ci-dessus), en mettant en avant la culture métissée ou hybride des dominés (en référence à Gilles Deleuze ou à Jacques Derrida), suppose implicitement, par le seul usage du terme « métis », qu’il a existé des cultures « pures » ou « authentiques », ce qui est un leurre. J’ai en effet montré, dans mon livre (6), qu’en Afrique, les sociétés qualifiées de « traditionnelles » ne sont pas plus stables que les sociétés modernes et urbaines. Autre point important, S. Hall, en mettant en avant la race, l’ethnicité, afin d’assurer la reconnaissance et la dignité des , revendique le monopole de la représentation du Noir par les Noirs : les identités sont donc construites de manière figée. Dernier exemple : les auteurs indiens des , qui se focalisent sur telle ou telle identité (caste, musulmans, femmes…), oublient au passage les rapports sociaux (de classe), qui à mon sens sont bien plus déterminants pour expliquer les inégalités, y compris en Inde ! Mon sentiment est qu’ils ont eux aussi « décroché », et favorisent, même si c’est à leur corps défendant, l’ethnicisation des rapports sociaux.(1) Jean-Loup Amselle, , Aubier, 1996.(2) Jean-Loup Amselle, , Flammarion, 2001.(3) Jean-Loup Amselle, , Stock, 2008.(4) Achille Mbembe, « La République et sa Bête : à propos des émeutes dans les banlieues de France », , publié le 8 novembre 2005, www.africultures.com(5) Frantz Fanon, , Maspéro, 1961.(6) Jean-Loup Amselle, , Payot, 1999.