À l’heure où la profession a bien du mal à louvoyer entre les accusations de colonialisme, d’aveuglement narcissique et d’appropriation culturelle, cette biographie collective apportera un peu de baume au cœur de ses représentants. D’une plume alerte, incisive et intimiste, Charles King, politologue à l’université de Georgetown, retrace la carrière d’une poignée d’anthropologues qui, des années 1930 à 1960, ont par leurs travaux contribué à une révolution des idées dont nous avons aujourd’hui perdu le souvenir. L’histoire se déroule entièrement aux États-Unis, mais elle est exemplaire : toute encyclopédie antérieure à 1920, en France comme aux Amériques, distinguait les races humaines et leurs qualités inégales, annonçant sans scrupule que le « colon robuste allait civiliser l’autochtone ignare ». L’évolutionnisme, le racialisme et l’eugénisme sont alors les fonds de commerce de l’anthropologie américaine. Venu d’Allemagne en 1884 en quête d’une carrière aux États-Unis, le jeune Franz Boas (1848-1942) a bien du mal à faire entendre une autre voix : celle de la singularité et de l’égale dignité des cultures, amérindiennes entre autres, qu’il visite dans le Nord-Ouest américain. Nommé péniblement à l’université de Columbia en 1897, il y ouvre un département petit en taille, mais dont les premiers diplômés figurent aujourd’hui dans toutes les histoires de l’anthropologie moderne : Alfred Kroeber, Ralph Linton, Avram Kardiner, Margaret Mead, Ruth Benedict, Cora du Bois et d’autres remarquables pionnières comme Zora Neale Hurston et Ella Cara Deloria. De ces deux dernières, l’une est noire, l’autre amérindienne. F. Boas est un homme au caractère trempé : allemand de naissance, il critique l’engagement américain en 1917 ; d’ascendance juive, il bataille contre les quotas raciaux et antisémites qui plombent l’immigration américaine en 1924. Sa carrière en souffrira jusqu’au bout, heureusement compensée par le succès public de ses élèves. M. Mead étonne l’Amérique en 1928 avec son Adolescence à Samoa, qui tend un miroir libertaire et antisexiste à une société encore puritaine et convaincue que l’homosexualité est une maladie. R. Benedict et A. Kardiner théorisent l’idée que la culture, et non l’hérédité ni la race, est ce qui forme le caractère des peuples. Libres, aventureux, talentueux, les « boasiens » forment une famille dont les amours, souvent triangulaires et tumultueuses, occupent une part importante du récit de C. King, qui n’est pas seulement celui d’une histoire intellectuelle. Il fallait en effet être assez rebelle pour, comme Z. Hurston, imaginer qu’une femme noire pouvait intéresser des Blancs à la description de la vie des Afro-Américains. Son succès sera d’ailleurs posthume.