Enfant, ma fille était sage comme une image. « Ah, si tous les élèves pouvaient être comme elle… », me disait son enseignante. Tout juste lui était-il reproché un peu trop de discrétion. Adorable, mais si timide… Aussi ai-je eu la stupeur de ma vie le jour où je l’ai accompagnée à son premier match de tennis. La raquette en main, ma petite fille modèle se métamorphosait en furie. Une McEnroe d’un mètre vingt-cinq, explosive et ingérable. Au moindre point perdu, elle criait et pleurait. Elle menaçait d’arrêter de jouer, jurait et s’insultait dans un langage fleuri, jetait sa raquette de frustration, boudait, puis revenait, serrant un poing rageur, montrant les dents, fusillant tout le monde du regard, bouillonnante d’agressivité. Son adversaire, du même âge, se comportait impeccablement, jouant son match avec sérieux sous le regard encourageant de sa famille, elle-même bien sous tous rapports, tandis que je faisais profil bas dans les gradins.
Je ne me souviens pas laquelle des deux fillettes a gagné la rencontre. Mais je me rappelle très bien des mots du juge-arbitre à l’issue du match. Comme je louais les qualités mentales de cette petite joueuse qui avait si bien su rester dans son match malgré le mauvais comportement de ma progéniture, il me répliqua à voix basse : « Le mental n’est pas là où vous croyez. Cette enfant est restée calme parce que le tennis, elle s’en moque ; elle est là pour faire plaisir à ses parents. Votre fille progressera beaucoup plus vite, car elle a quelque chose que l’autre n’a pas : la niaque. »
Ces paroles m’ont sidérée et durablement interrogée, d’autant que la suite donna plutôt raison à cet homme (j’y reviendrai plus tard, pour ceux qui liront l’article jusqu’au bout). D’où vient la niaque ? Quelle part y jouent la personnalité, les projections parentales, l’éducation, l’expérience de vie ? Est-elle vraiment plus déterminante que les prédispositions naturelles ou le capital économique et social pour réussir dans ce sport en particulier et dans la vie en général ? Et quand bien même, justifie-t-elle tous les comportements, même asociaux, agressifs ou immoraux ?
Ces questions rejoignent une grande énigme du comportement humain : pourquoi met-on autant d’énergie à accomplir des efforts difficiles et parfois superflus (à quoi bon taper dans une balle jaune) ? Aristote s’interrogeait déjà sur la « force de vie » qui nous pousse à nous lever tous les matins. Plus près de nous, au 19e siècle, la théorie de l’élan vital d’Henri Bergson a, par exemple, inspiré la pédagogie de Maria Montessori : tous les enfants naîtraient dotés d’une force intérieure, puissante et mystérieuse, orientée vers l’apprentissage et l’accomplissement de soi, susceptible d’être stimulée ou au contraire freinée par l’environnement. On retrouve ce sillon vitaliste dans les mots finlandais « sisu » ou italien « grinta », autant de notions populaires qui font des énergies et humeurs internes le siège de notre combativité. Tous désignent une grande persévérance et une volonté farouche de réussir quelque chose, dont l’origine, obscure, viendrait du fond des tripes. C’est une sorte de force motrice du succès.
Le fait nouveau est que la niaque fait désormais l’objet d’expérimentations et théories scientifiques structurées, qui contribuent à mieux en éclairer les ressorts. Ce champ s’est ouvert avec le développement des théories de la motivation, aux États-Unis, à partir des années 1950. Mais ce n’est véritablement qu’ à la fin du 20e siècle que des chercheurs en psychologie ont commencé à s’intéresser ce que les Américains nomment le « grit », et qu’on traduit couramment par « niaque » : il ne s’agit plus seulement de comprendre l’élan enthousiaste qui nous pousse à faire un effort en vue d’un objectif désirable (gagner un match, obtenir un diplôme, perdre dix kilos…), mais d’étudier scientifiquement pourquoi certains individus se battent et persévèrent, là où d’autres fléchissent et abandonnent. La montée en puissance de ce thème et son succès public ne doivent rien au hasard : ils témoignent des attentes et valeurs de sociétés largement fondées sur l’autonomie individuelle et la compétition sociale, où on attend de chacun qu’il affronte l’adversité et « gagne » sa vie. Ce phénomène s’intègre dans ce que le psychologue Oliver James évoquait en 1995, « la culture des gagnants et des perdants » : cette culture sociale dont les États-Unis sont le berceau, où toute existence individuelle tend à être à être vécue et interprétée sur le mode de la réussite ou de l’échec. De façon significative, la psychologue Angela Duckworth, professeure à l’université de Pennsylvanie, définit la niaque comme « la combinaison de passion et de persévérance qui distingue les gagneurs ».