Dans toute l’Eurasie, les empires s’effritent. L’Empire chinois de la dynastie Han se désintègre officiellement en 220, alors que disparaissent ses homologues parthe (226) et kushan (≈ 250). Des mouvements de populations, dans les confédérations des Xianbei et Xiongnu à l’est puis des Huns et Goths à l’ouest, provoquent en domino les migrations d’autres groupes. Chaque cas d’effondrement impérial résulte d’une combinaison propre de facteurs externes et internes. Paradoxalement, l’un de ces facteurs est justement le succès des empires, leur prospérité passée, qui attire comme un aimant. Les « barbares » d’Orient ou d’Occident ne veulent pas détruire la Chine ou Rome, ils rêvent de s’y intégrer à une place d’honneur, en récompense de leurs talents militaires.
L’exception romaine
L’Empire romain est alors en voie de désintégration, à l’instar de son homologue chinois. Rome, déjà secouée par la « peste antonine » entre 165 et 180, connaît une crise économique majeure à partir de 200, qui se prolonge par la période de chaos militaire dite des « empereurs soldats » (235/285). Les légions, renforcées pour protéger les frontières, contrôlent l’Empire. En un demi-siècle valsent une soixantaine d’empereurs. Ils sont promus par des troupes en compétition, car tout empereur intronisé se doit d’accorder à ses soldats des primes conséquentes. Les incessantes guerres civiles poussent les Gaules à faire sécession (260-274), et permettent à la reine Zénobie de Palmyre de se constituer un éphémère royaume s’étendant de la Syrie à l’Égypte (270-272). Prenant acte de l’impossibilité de gérer l’Empire en l’état, Dioclétien (règne 284-305), après avoir maté les généraux rivaux, instaure la Tétrarchie en 293, séparant l’Empire en deux parts administratives, Occident latinophone et Orient hellénophone. Chacune est gérée conjointement par un Auguste (empereur) et un César (général). Cette « décentralisation » débouche sur un nouveau conflit, que remporte Constantin. Il appelle à ne plus vénérer l’empereur comme un dieu, et met fin aux persécutions contre les chrétiens, initiées par Dioclétien en 303 – cette minorité religieuse représente alors 10 à 20 % de la population de l’Empire. Après avoir imposé un dogme et une orthodoxie aux évêques lors du premier concile de Nicée en 325, Constantin déplace la capitale de Rome à Byzance, rebaptisée Constantinople en 330. Il confisque les biens des sanctuaires païens pour financer le développement urbain de sa nouvelle capitale.
Le christianisme s’impose au monde romain, et au-delà. Des communautés chrétiennes sont attestées jusque dans le Sud de l’Inde. Hélène, mère de Constantin, dirige à partir de 325 la restauration des lieux saints de Jérusalem, impulsant les pèlerinages en Terre sainte. S’épanouissent des idéaux très similaires à ceux des religions de l’Inde : le retrait du monde, isolé (renonçants en Inde, ermites en Chrétienté, qui vont jusqu’à s’infliger des privations extrêmes, tel Siméon le Stylite perché deux décennies durant sur une colonne en Syrie) ou en groupe (naissance du monachisme en Égypte, autour de la figure d’Antoine le Grand). À l’exception de Julien l’Apostat qui règne de 361 à 363, trop brièvement pour accomplir son programme de retour au paganisme, les empereurs s’emploient à renforcer le christianisme. En 392, Théodose proclame le christianisme religion d’État et proscrit tout culte païen. En 395, l’Empire romain est définitivement partagé entre Est et Ouest. L’Empire romain d’Occident entre en état de mort clinique lorsque les Wisigoths, faute d’avoir touché leurs gages de mercenaires, pillent Rome en 410. L’Empire romain d’Orient, dit byzantin à partir de 614, plus riche, plus urbanisé et plus peuplé, survit. Constantinople succède à Rome dans le rôle de la plus grande cité du Monde.
Devenu majoritaire, catholique, le christianisme romain s’emploie à purifier. Les autres Églises (donatiste, arianiste…) sont interdites, persécutées comme hérétiques. Les païens subissent le même sort, telle la philosophe Hypatie, lapidée à Alexandrie vers 415. En 489, les nestoriens sont déclarés hérétiques. L’Empire perse sassanide réagit en s’en faisant le protecteur. De là, cette Église se déploie dans les réseaux commerciaux asiatiques et s’implantera jusqu’en Chine, via les routes de la Soie.
La première peste
Peste est un terme générique désignant toutes les épidémies, avant de qualifier une pandémie spécifique liée au bacille Yersinia pestis. La première flambée de peste attestée atteint le Moyen-Orient et l’Europe en 541, sous le règne de l’empereur romain d’Orient Justinien – d’où son nom de peste de Justinien. Elle frappe d’abord l’Égypte, se propage à la Syrie par les routes commerciales, contamine Constantinople en 542. La cité, alors riche d’un demi-million d’habitants, perd en un été, dit-on, 40 % de sa population. La même année, la peste prend pied en Gaule. La Perse, ennemie jurée de Constantinople, est atteinte. En Syrie centrale, dans le désert du Néguev, dans la si prospère Libye qui fournissait autrefois à l’Italie la quasi-totalité de ses céréales, des zones arides conquises par des communautés monastiques et villageoises à grand renfort d’irrigation se vident de leurs habitants. Le fléau entraîne l’avancée du désert, l’effondrement des routes commerciales, le dépeuplement des centres urbains. Il faudra attendre la fin du 19e siècle pour que Maghreb et Machrek retrouvent leur niveau de population d’avant 540 !