Rencontre avec Jon Elster

De la rationalité aux normes

Comment comprendre notre irrationalité en conservant l'hypothèse de la rationalité ? A partir de cette interrogation, Jon Elster explore les ressorts de l'action individuelle et cherche ce qui fait « tenir ensemble » la société.

En 1968, Jon Elster part en France pour poursuivre une thèse d'Etat sur Marx. Il a terminé, deux années auparavant, en Norvège, sa thèse universitaire consacrée à Hegel, sous la direction de Jean Hyppolite. Ce dernier, directeur de l'Ecole normale supérieure, est d'accord pour l'accueillir dans le cadre de cette école et continuer de superviser ses travaux. Une semaine avant l'arrivée de J. Elster à Paris, J. Hyppolite meurt. Désemparé, le jeune philosophe norvégien se tourne vers Louis Althusser, dont la renommée intellectuelle est alors à son apogée. Mais L. Althusser n'étant pas lui-même titulaire d'un doctorat d'Etat, il ne peut en diriger. Aujourd'hui, J. Elster se félicite de ce refus car, souligne-t-il, « le marxisme que j'allais développer était plus ou moins aux antipodes du sien ». Un de ses amis, Gaston Fessard, lui suggère alors de rencontrer Raymond Aron. Celui-ci le reçoit avec un brin de scepticisme, mais accepte pourtant de diriger sa thèse, qu'il soutiendra en 1972.

Dans la décennie suivante, J. Elster va étendre son champ de réflexion : « Pour comprendre Marx, il fallait comprendre l'économie marxiste. Pour comprendre l'économie marxiste, il fallait comprendre l'économie tout court. Pour comprendre l'économie, il fallait comprendre son fondement, c'est-à-dire la théorie du choix rationnel. » C'est ainsi qu'il va développer une analyse de la rationalité et de ses limites, à travers une critique de la théorie du rational choice. Rappelons que ce modèle, issu de la pensée économique néoclassique, postule que les individus agissent de manière à maximiser la réalisation de leurs fins, et que leur comportement doit être interprété en terme de calculs coûts-bénéfices. Après de multiples recherches sur les failles de la rationalité, J. Elster va opérer de nombreux détours, s'interrogeant sur les émotions, les transitions démocratiques, l'ordre social... Dans Ulysses Unbound, publié en 2000, il revient sur la notion de rationalité et ses limites.

Sciences Humaines : Pourquoi la théorie du choix rationnel a-t-elle acquis une telle influence, alors que, comme vous le montrez, elle laisse des pans entiers de l'activité humaine inexpliqués ?

Jon Elster : Je continue à penser que si le rational choice est privilégié, c'est qu'il n'y a pas vraiment de modèle alternatif. Il y a bien sûr d'autres approches, partielles, et importantes, qui corrigent la théorie du choix rationnel, mais aucune n'a pu être, jusqu'à présent, intégrée dans un édifice simple, robuste, avec des indications prédictives claires et uniques (précisément ce qui fait la force de la théorie du choix rationnel).

Quelle était votre interrogation initiale quant à l'hypothèse de la rationalité ?

L'idée centrale était de réconcilier le primat de la notion de rationalité avec les irrationalités évidentes que l'on peut observer dans les comportements humains. Bien sûr, les hommes font parfois des choix qui vont à l'encontre de leurs intérêts, ils se laissent aller à des accès d'émotion, font preuve de faiblesse de volonté, etc. Mais ils sont capables de s'en apercevoir, et de se prémunir, rationnellement, contre leur propre irrationalité. Pour cela, ils peuvent procéder de plusieurs manières : éviter de se trouver dans une situation qui risque de les tenter d'avoir un comportement irrationnel, limiter leurs moyens d'action... C'est ce que fait Ulysse lorsqu'il se fait attacher au mât de son bateau pour ne pas succomber au chant des sirènes. On trouve dans la vie courante de multiples illlustrations de ces stratégies : des individus qui ont tendance à trop boire feront par exemple en sorte de ne pas avoir d'alcool chez eux.

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Dans Sour Grapes, j'ai souligné l'existence de ce que j'ai appelé les « effets essentiellement secondaires ». Il s'agissait de décrire des états hautement désirables, que l'on ne peut pas produire par la simple volonté : on est obligé d'adopter des stratégies indirectes pour les atteindre. Par exemple, vouloir s'endormir alors que l'on est insomniaque, c'est contre-productif, car la concentration sur la volonté de s'endormir fait obstacle à l'absence de concentration que nécessite le sommeil. L'insomniaque doit donc employer des artifices pour parvenir à ses fins. Sur cette question, j'ai notamment été inspiré par l'historien Paul Veyne qui, dans son livre Le Pain et le Cirque, fournit plusieurs illustrations de ce phénomène.