De la structure au sujet. L'humanisation des sciences humaines ?

Dans le monde des sciences humaines, deux décennies de structuralisme ont brusquement laissé la place à un apparent désordre des idées. Pourtant, ces orientations nouvelles, ou simplement issues de traditions jusqu'alors ignorées, traduisent une philosophie commune : celle du retour du sujet tout comme celle de la part explicite des actions humaines.

Le triomphe du structuralisme dans les années 50 et 60 fut à ce point spectaculaire qu'il s'identifia à toute l'histoire intellectuelle française depuis 1945. Dans ces années-là, il n'y avait point de salut hors de ce qui se présentait comme un nouveau regard sur le monde et la culture humaine. Temps fort de la pensée critique, expression d'une volonté émancipatrice des jeunes sciences sociales en quête de légitimation, le structuralisme a suscité un véritable enthousiasme collectif dans toute l'intelligentsia française pendant au moins deux décennies. Pris dans un sens large, le mot structure a fonctionné comme mot de passe pour une bonne partie des sciences humaines. Michel Foucault considérait ainsi que le structuralisme « n'est pas une méthode nouvelle, il est la conscience éveillée et inquiète du savoir moderne » ; Jacques Derrida définissait cette approche comme une « aventure du regard ». Le structuralisme est donc un mouvement de pensée, un nouveau rapport au monde beaucoup plus ample qu'une simple méthode appropriée à tel ou tel champ de recherche. Cette attitude mènera néanmoins à des résultats différents selon les domaines variés où elle s'appliquera : linguistique, anthropologie, sociologie, philosophie, histoire générale, histoire de l'art, psychanalyse, critique littéraire, etc. Cependant, comme l'explique le philosophe des sciences Michel Serres en 1961, le structuralisme caresse l'ambition de former un seul et grand programme d'analyse exportable à tous les champs du savoir.

Ce programme, au départ, puise une bonne part de son inspiration à une source unique : la linguistique saussurienne, telle que la théorise le linguiste Roman Jakobson, dans les années 40. Quelques idées fondamentales sont retenues. La première, sans doute, est celle que l'objectif rigoureux des sciences humaines est d'étudier des systèmes formels. Dans la théorie saussurienne, un signe ne tire pas sa signification de son rapport à l'objet qu'il désigne, mais du fait qu'il s'oppose à d'autres signes. Une langue est donc un système clos de formes qui s'opposent les unes aux autres et non un ensemble de contenus, de notions ou de significations. Exportée dans d'autres disciplines, cette idée mettra au premier plan l'étude des formes et des relations, excluant celle des substances et des qualités : oppositions binaires, chez Claude Lévi-Strauss, carré sémiotique, chez Algirdas Julien Greimas, jeux de langue, chez Jacques Lacan.

La deuxième idée découle de la précédente : pour Ferdinand de Saussure, la langue est un système qui préexiste à l'usage que nous en faisons. Les paroles, c'est-à-dire les phrases que nous produisons en utilisant cette langue, ne sont que des réalisations anecdotiques et historiques. D'où cette tendance, générale chez les structuralistes, à privilégier la dimension synchronique des phénomènes qu'ils étudient. On verra ainsi des historiens comme Emmanuel Leroy Ladurie privilégier une « histoire immobile ».

La troisième est l'idée, présente chez de Saussure, que la langue est un phénomène social dont les règles se constituent en pleine ignorance du sujet qui en fait usage. D'où, également, cette tendance - qui puise aussi à d'autres sources - à ancrer leurs analyses dans de puissants déterminismes sociaux et à évacuer la perception consciente du sujet. L'ambition commune aux penseurs structuralistes est en effet d'accéder à un niveau de réalité qui n'est pas immédiatement visible : c'est l'inconscient structural chez J. Lacan, la structure narrative profonde chez J. Greimas, la « formule canonique » des mythes chez C. Lévi-Strauss, l'« épistémè » chez M. Foucault.

publicité

L'époque, enfin, et pour des raisons aussi bien politiques que scientifiques, est marquée par l'idée que le discours sert tout autant à masquer la réalité qu'à la traduire. A ce titre, on a pu qualifier la démarche structuraliste de « philosophie du soupçon » : la démarche est celle d'intellectuels qui se donnent pour objectif de démystifier l'opinion ordinaire, de récuser le sens apparent, de le déstabiliser et de chercher derrière le discours l'expression de la mauvaise foi. Ainsi, intégrant certaines catégories marxistes, Roland Barthes entreprend, avec ses Mythologies de démasquer l'esprit « petit bourgeois » et chauvin qui anime l'esthétique de la consommation moderne. Cette position du dévoilement s'inscrit, il est vrai, dans la filiation de l'épistémologie française, celle de Gaston Bachelard par exemple, qui affirme l'existence d'une coupure entre la compétence scientifique et le sens commun, ce dernier étant dominé par l'illusion.