Un grand duel intellectuel a opposé au cœur des années 1960 les deux monstres sacrés de l’intelligentsia française : Jean-Paul Sartre et Claude Lévi-Strauss. Lorsque Sartre publie Critique de la raison dialectique en 1960, il est sorti du compagnonnage avec le PCF depuis 1956, mais se fait toujours le défenseur d’une philosophie qu’il a définie comme existentialiste depuis la publication en 1943 de L’Être et le Néant. Sartre incarne à la Libération les espérances d’un monde meilleur qui sort de la nuit nazie. Il jouit d’une telle popularité qu’il parvient à faire descendre la philosophie dans la rue, dans les cafés et les boîtes de jazz. L’existentialisme devient l’expression d’une soif de vivre après les années noires de la guerre, l’humiliation de l’occupation et de la collaboration. Dans sa présentation des Temps modernes, sa nouvelle revue, Sartre engage l’écrivain à embrasser son époque, à ne rien manquer de son temps, à rester en situation. Sans renoncer à sa fonction d’écrivain, il doit rester conscient qu’il est responsable du temps qui est le sien et de ses enjeux. La simple annonce de la conférence de Sartre sur « L’existentialisme est un humanisme » le 29 octobre 1945, organisée par le club Maintenant, provoque quasiment une émeute : « quinze évanouissements », « trente sièges défoncés ». Une star est née : « La conférence du club Maintenant devint rétrospectivement le must suprême de l’année 1945 1 », immortalisée peu après par Boris Vian dans L’Écume des jours en 1947. Le noyau de l’existentialisme sartrien est que « l’existence précède l’essence ». Tout le monde connaît la célèbre anecdote qui illustre ce postulat philosophique, celle du garçon de café au geste vif, incliné avec sollicitude vers la table de consommateurs. « À quoi joue-t-il ? », se demande Sartre. Il joue au garçon de café dans ce lieu de passage. Son être échappe à son état, et cette inadéquation le contraint plus encore à correspondre à sa fonction. Il est en représentation sous le regard d’autrui, jouant son rôle social avec affectation. Le garçon de café va très vite devenir la figure éponyme de la mauvaise foi qui est au cœur de la philosophie de Sartre. Il produit en effet de la méconnaissance sur ce qu’il est vraiment sous la facticité surjouée de son rôle. En même temps, il reste libre car il ne peut être réduit à cette facticité. La liberté, selon Sartre ne peut s’exercer qu’en situation, à partir d’un vécu singulier d’où peut émerger un projet à être. Cette histoire est relatée dans L’Être et le Néant. Ce qu’affirme Sartre, c’est qu’il n’y a pas de nature humaine, que le propre de l’homme est, a contrario des objets comme le coupe-papier, de n’en pas avoir : « L’homme n’est rien d’autre que ce qu’il se fait. Tel est le premier principe de l’existentialisme 2. » À partir de ce postulat, l’homme devient pleinement responsable de ce qui est. L’ontologie sartrienne oppose deux régions de l’Être : l’être-pour-soi de la conscience et l’être-en-soi, opaque à lui-même du pratico-inerte. La tragédie de l’homme est dans sa tentation permanente de réduire l’être-pour-soi à l’être-en-soi. Il faut donc l’inviter à échapper à cette tentation, ce qui nécessite un arrachement qui lui est possible grâce au néant : « Cette possibilité pour la réalité humaine de secréter un néant qui l’isole, Descartes après les stoïciens lui a donné un nom : c’est la liberté 3. » C’est donc une philosophie de la liberté : « Si, en effet, l’existence précède l’essence, on ne pourra jamais l’expliquer par référence à une nature humaine donnée et figée ; autrement dit, il n’y a pas de déterminisme, l’homme est libre, l’homme est liberté 4. » Sartre explique le faible usage que l’homme en fait par l’ampleur de la mauvaise foi qui le conduit à renoncer à son être-pour-soi. Tous les hommes n’ont pas le courage de s’arracher à la fonctionnalité et au rôle qu’on veut leur faire jouer. Selon Sartre, l’existentialisme est un humanisme dans la mesure où il se donne pour ambition que l’homme retrouve, non pas sa véritable nature, il n’en a pas, mais sa liberté, au lieu de rester aliéné et extérieur à lui-même. Il lui faut se projeter hors de lui-même pour rejoindre un univers humain. Sartre poursuit le projet cartésien de penser à partir du cogito en remodelant la conception de la conscience dans un sens qui approfondit la thématique de la liberté du côté du sujet pratique.
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Les grandes controverses de la philosophie
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