Des bovins et des hommes

Au commencement était l’aurochs, témoin silencieux de l’apparition des premiers humains. Puis vinrent les temps de la domestication, de la sélection, de l’industrialisation. Si les vaches pouvaient parler, elles nous en apprendraient énormément sur notre passé comme sur notre futur. Voici la longue histoire qu’elles pourraient nous raconter…

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Dans les brumes du temps, il y a 3,4 millions d’années, en un lieu que vous autres humains appelez aujourd’hui Afrique. La planète se refroidissait, l’Afrique orientale s’aridifiait. Bovidés placides, nous dominions en immenses troupeaux les étendues herbacées. C’est ici que nous vous avions vus surgir de la forêt alors qu’elle cédait la place à la savane. Grands singes, vous étiez rois en la forêt. Mais la savane était notre territoire. Nous ne pouvions deviner que c’était à ce moment que commençaient nos ennuis.

Car vous êtes alors devenus humains. Vous avez appris à marcher debout, pour voir plus loin et courir plus longtemps dans cette interminable plaine. Vous avez perdu votre toison et acquis la capacité à suer par toutes les glandes de votre corps pour résister à la chaleur tropicale. Vous avez ébauché des outils pour creuser le sol à la recherche des racines. Celles-ci ont remplacé, dans votre régime alimentaire, les fruits disparus avec la forêt. Puis vos outils ont servi à dépecer les carcasses. Les nôtres. Il y a 3,3 millions d’années, la plus ancienne trace d’activité humaine dont vos archéologues ont à ce jour trouvé trace est gravée sur nos os, dont vous avez raclé la chair à l’aide d’outils de pierre. Vos premiers outils ont servi à hacher notre chair pour vous la rendre assimilable, car vos mâchoires de frugivores déchus auraient échoué à la déchirer. Votre premier acte d’humain a été de dévorer un steak tartare.

L’écologie de la peur

Vous avez disputé vos proies aux lions et autres prédateurs, peut-être tué vous-mêmes déjà. Vous avez en tout cas consommé plus de viande. Cet afflux de protéines, renouvelé génération après génération, a fait croître votre cerveau jusqu’à quatre fois son volume initial. De nouveaux processus cognitifs y sont apparus. C’est à nous, bêtes à viande, que vous devez cet organe hypertrophié dont vous êtes si fiers : le cerveau humain, qui voici quelques centaines de milliers d’années s’est transformé en usine à penser.

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Le monde que vous conquériez alors était froid. Il y a environ 300 000 ans, vous avez domestiqué le feu pour vous réchauffer, mais aussi pour cuire notre chair et en faciliter l’assimilation. Vous avez durci vos épieux à la flamme, pour mieux percer notre cuir. Vous avez inventé le langage, qui vous a permis de mieux coordonner vos chasses. Et aussi une culture élaborée, qui a assuré votre survie en vous amenant à collaborer avec une efficacité jamais vue. Vous étiez faibles, sans crocs ni griffes, sans cornes ni sabots. Et pourtant, vous êtes devenus l’apex des prédateurs. Vous étiez nus ; mais vous vous êtes revêtus de la fourrure de nos frères du froid, bisons, yacks et bœufs musqués, pour conquérir le monde du temps des glaciations.

Quand vous arriviez en un nouveau milieu, peuplé d’animaux qui n’avaient pas assisté à la progression de vos capacités cynégétiques, vous faisiez éphémère bombance. Car nul alors ne songeait à vous fuir tant votre apparence diffère de celle des prédateurs habituels. En portent témoignage nos cousins les bisons d’Amérique du Nord. Votre progression dans le « Nouveau Monde » s’est accompagnée d’un massacre, probablement aggravé par le réchauffement planétaire qui mettait alors fin à l’âge de glace. En Amérique du Nord vivaient quatre espèces de bisons. Il y a environ dix millénaires de cela, trois d’entre elles disparurent, avec six espèces d’éléphantidés (mammouths, mastodontes…), douze espèces au moins de paresseux géants, et d’innombrables autres : tatous, chameaux, chevaux, lions, ours, loups, guépards américains, tigres à dents de sabre ; tous quadrupèdes de tailles que vous peineriez aujourd’hui à imaginer… Saviez-vous qu’avant votre arrivée, la faune nord-américaine ressemblait à sa cousine africaine, en plus variée et plus grande ?

Le seul bison qui survécut le fit en se cachant et en fuyant. Il devint migrateur, courant toujours plus vite pour vous échapper. Sa taille diminua de près d’un quart, comme celle de tout animal stressé dont l’habitat est envahi par un prédateur dont il perçoit en permanence la présence. Vos éthologues appellent ce sentiment diffus d’effroi l’« écologie de la peur ». Votre allié le feu, partout sur la planète, emplissait désormais nos narines. Où que nous soyons, nous entendions les flammes dévorer l’espace, nous sentions la viande des nôtres griller sur les braises. Le monde devenait silencieux autour de vos campements. Vous aviez atteint un optimum. Peut-être cinq millions de chasseurs-cueilleurs sur la planète. Elle ne pouvait en nourrir plus. Vous étiez pris dans un piège malthusien 1.

Les peintures d’Altamira

C’est nous encore, bien malgré nous, qui vous avons fourni une solution. Alors que le monde se réchauffait, que les glaciations prenaient fin, vous nous avez domestiqués. Notre père l’aurochs a été l’emblème de cette servitude. L’un d’entre vous, Jules César, qui voici deux millénaires mentionne qu’il n’en subsiste plus qu’en Gaule, rapporte que ce seigneur des bovins est à peine moins gros qu’un éléphant. Plus d’une tonne de muscles. Une puissance que les peintures d’Altamira, reportées à même les parois d’une grotte espagnole voici 18 millénaires, restituent avec une virtuosité saisissante. Et même le seigneur aurochs a dû se soumettre. En Iran d’abord, il y a plus de dix mille ans, d’où proviennent la plupart des vaches d’Occident. En Inde deux millénaires plus tard, où l’aurochs local, pourvu d’une bosse, est devenu zébu. En Afrique du Nord aussi, dans le Sahara. C’était au temps où le Sahara était couvert de prairies, il y a cinq millénaires. En Asie ont été domestiqués bien d’autres de nos cousins : le yack des montagnes, le gaur des marécages, le buffle d’eau…